Twins [LP#2] | Juin 2015, France

C’est grace à la symétrie que toutes les disymétries sont possibles : ici deux saxophones aux hélices de papillons, aux elytres de fusées, deux batteries diversifiées jusqu’à faire de toute surface des miroirs magiques. Fred Jackson et Stéphane Payen, Edward Perraud et Frank Rosaly se sont rencontrés au Chicago Cultural Center un beau jour d’Avril 2013, et depuis ils ne se sont plus quittés. Leurs pensées ne se sont plus quittées, leurs envies aussi, de se jouer ensemble de la pesanteur comme de l’apesanteur, cette fois-ci à Paris.

Samedi 21 juin 2015, Mona Bismarck American Center

            C’est grâce à la symétrie que toutes les dissymétries sont possibles (et réciproquement) : ici deux saxophones aux hélices de papillons, aux élytres de fusées, deux batteries diversifiées jusqu’à faire de toute surface des miroirs magiques. Au commencement, Fred Jackson et Stéphane Payen, Edward Perraud et Frank Rosaly se sont rencontrés aux Chicago Cultural Center, un beau jour d’avril 2013, pour le lancement nord-américain de The Bridge. Depuis ils ne se sont plus quittés, leurs pensées ne se sont plus quittées, leurs envies aussi, de se jouer ensemble de la pesanteur comme de l’apesanteur – cette fois-ci en France pour la seconde Passerelle (lesquelles ont lieu inopinément, sur invitation, en dehors des quatre voyages d’exploration organisés chaque année par The Bridge).

Tout recommence donc entre les palais, entre celui de Tokyo et le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, cependant que la multitude défile un peu partout en Europe contre les politiques d’austérité, et qu’à Athènes elle a envahi un jardin la nuit. Entre les palais, on parle du sabar au Sénégal et de Fred Anderson à Chicago (Fred Jackson fut le dernier musicien que le saxophoniste ténor programma au Velvet Lounge), on parle de transmission et de responsabilité, de la circulation des âmes. Et on prend une longue respiration. Car le premier set, dans le jardin au-delà des palais, celui du Mona Bismarck American Center (reprenant depuis peu la mission de l’American Center for Students and Artists qui fut, boulevard Raspail, le centre de gravité de la bohème US, artiste ou militante, en exil ou en villégiatures, après la Seconde Guerre mondiale), s’ouvre sur un plongeon, synchronisé, du haut de la falaise des saxophones et des batteries. Mais imaginez des plongeurs que leurs saltos et leurs vrilles ralentiraient, un peu comme si ces figures en cascade dans l’espace finissaient par se stabiliser, par former tout un échafaudage au-dessus d’une nouvelle profondeur, plutôt que celle en contrebas, qui disparaît d’ailleurs. Ces voix, ces vents, ces battements, ces rythmes sont tous munis de crochets et se suspendent les uns aux autres, s’encastrent même parfois. Comme si la chute des corps était une technique de construction.

Dès lors les plongeurs se partagent en deux groupes : il y a les saxophonistes sagittaires et les batteurs trapézistes, s’assistant ou se contestant dans leurs tâches respectives, de passage de relais en passage de relais. Tous les duos, tous les quartettes dans le quartette (mais très peu de solos ou de trios), toutes les figures, tocades et roulades, y passeront. D’abord le sagittaire Payen avec le trapéziste Rosaly, puis le trapéziste Perraud avec le sagittaire Jackson. Il est immédiatement patent et éclatant que leur entente (leur capacité de démultiplication) repose sur la bienveillance, sur le care qu’ils s’apportent mutuellement, avec autant d’exubérance que de pudeur, notamment lorsqu’ils se surprennent presque à terminer leur set sur une reprise rêveuse de Lonely Woman d’Ornette Coleman, récemment disparu. Au second set, les batteries ont installé leur campement et y accueillent Jackson, puis Payen. Ceux-ci sont libres d’aller et de venir, de partir en reconnaissance : l’intendance suit, quitte à passer des rythmes en contrebande. On monte et rétrograde les vitesses, Jackson rayonne sur un blues contracté, tandis que Perraud joue d’une absence de cymbale. Please, Make Up Your Mind dit un thème de Fred Jackson dépourvu de toute emphase, presque torpide. La nuit tombe sur le jardin statuaire. En remballant, Edward Perraud rappelle : « Je risque mes peaux presque tous les soirs. »

Dimanche 22 juin 2015, La Java

Pour la Fête de la Musique, la veille, Gunther Schuller a eu la mauvaise idée de tirer sa révérence. Les yeux dans le vide, on laisse Pierre-Henri Thiebaut installer son matériel, car « mieux vaut câbler que bâcler » assène l’ingénieur du son qui est aussi le planificateur d’un dédale d’entrées et de sorties. Pendant ce temps, Stéphane Payen boit trop de café, Fred Jackson s’applique à lire Building People, Edward Perraud trouve des angles pour ses photos, Frank Rosaly engloutit un plateau de fromages. PH poursuit : « L’intérêt d’être en couples, c’est que tu as moins d’aigus ». Cet après-midi-là dans la salle de concert, les quatre hommes enregistrent six pièces pour un disque à venir. La première composition spontanée dure une vingtaine de minutes. Socle stable de souffles, avec beaucoup de tact, Payen et Perraud plutôt centrés, Jackson et Rosaly plutôt décentrés, jusqu’à ce que bronchent les deux batteurs. Sagittaires et trapézistes se font géomètres dans la démesure. Duo déchiqueté de Payen et Perraud, décentrés à leur tour. La seconde composition spontanée d’une quarantaine de minutes laisse batifoler les batteries, tandis que les saxophones cousent de longues lignes plus ou moins perçantes. Vélocité contradictoire des batteurs cinglés par les saxophonistes. On est proche de l’extinction. Perraud persiste. Les altos se radoucissent. On est proche de l’extinction. Jackson persiste et rameute Payen qui sort le compas et l’équerre. Calculs. Irruption de Rosaly. Ça repart de n’importe où, un blues n’est jamais loin, ça s’arrête. Première pause, et sieste. Rêves sans doute. La troisième composition spontanée dure près de vingt-cinq minutes. Oblongue, processionnelle, grondante, un carrousel de rythmes et de râles, quelques rafales. Rosaly couvre sa batterie. Perraud mitraille. Les saxophones s’approfondissent, dans l’épaisseur du métal, près du minerai. La quatrième composition spontanée dure une douzaine de minutes. Les résonances se tendent en sifflements qui font des étincelles. De nouveau, on atteint une profondeur, un autre palier, profonde inspiration. Seconde pause, durant laquelle Perraud s’amuse à contrefaire Paul Motian, à contrefaire Billy Higgins, à contrefaire Sunny Murray… La cinquième composition spontanée dure près de dix minutes et, dans la rage, surexpose Fred Jackson et Edward Perraud, puis Stéphane Payen et Frank Rosaly. La sixième composition spontanée dure quelques instants et veloute, vibrante, vibratile. Les saxophonistes dissertent, les batteurs craquent… C’est bouclé.

Pour le concert, les quatre hommes ont conservé la formation en losange, les deux saxophonistes face à face et les deux batteurs face à face, le public autour. Arithmétique et arythmétique, bris et brisures des batteurs, haches et hachures des souffleurs, sens de la continuité et de la discontinuité. Les premiers sont profus, les seconds sont forces de proposition, mais n’insistent jamais, tantôt silhouettes, tantôt spectres. Et papillons. Ils lient éternellement connaissance. Après un nouveau duo briqueté entre Payen et Rosaly, Jackson use modérément de la respiration circulaire, comme en lévitation. Dans la salle, une auditrice commentera : « C’est une musique dont on ne comprend pas spontanément la construction, le rapport au temps s’en trouve bouleversé… ». Et puisque les amis musiciens sont nombreux ce soir, on organise un tirage au sort pour le set suivant. Dans un premier chapeau, le nombre de musiciens (de 3 à 5 participants à la fois) ; dans un second chapeau, le nom de presque tous les musiciens présents (sauf Sylvain Cathala, venu sans ses instruments) ; dans un troisième chapeau, la durée de leur improvisation collective (de 3 à 10 minutes). Il y aura cette nuit-là quatre associations d’improvisateurs :

  • Fred Jackson avec Sylvain Kassap aux clarinettes, Philippe Lemoine au saxophone ténor et Paul Wacrenier au piano : 3 minutes d’appréhensions harmoniques, à l’étourdie ;
  • Frank Rosaly avec Antonin Rayon au piano et Oliver Lété à la basse : 7 minutes d’affirmations et d’insinuations ;
  • Stéphane Payen et Edward Perraud avec Kassap et Denis Fournier à la batterie : 7 minutes d’étirements et de fondrières ;
  • Fred Jackson avec Lété, John Niekrasz et Samuel Silvant aux batteries : 5 minutes d’acharnement et d’harnachement.

Lundi 23 juin 2015, en ville et en grande compagnie

Edward Perraud, batteur des Ressources Humaines, le répète depuis 48h : « Il faut savoir changer de peau au bon moment ». On ira donc voir ailleurs si l’on y est, au siège d’une banque pour un hold-up par exemple, pour creuser les possibilités d’un malentendu, d’une improbable entraide, en attendant que la richesse soit définitivement socialisée. C’est d’abord le démon de midi tenant un saxophone alto qui passe dans les étages, couloirs et coursives d’une fourmilière d’employés de bureaux. Même notre escorte a besoin d’un plan pour se repérer, en plus du badge, du passe-partout, pour traverser « espace d’attente sécurisé » et « zone à accès limité ». Le personnel médusé, levant la tête de l’écran cannibale ou laissant choir quelque lourd dossier, voit ou entend déambuler Stéphane Payen. Certains se plaignent qu’on les empêche de travailler. « Il y en a un autre dans l’atrium ! », s’écrie quelqu’un. C’est Fred Jackson dans la nef, ourlant les échos, attendant son alter ego. Plus tard dans l’après-midi, lors d’une masterclass, Payen explique à quelques gestionnaires comment jouer ensemble (possible qu’ils entendent : comment travailler ensemble). Et qu’il n’y a pas de règles, seulement des usages, des méthodes (possible qu’ils entendent : de la dérégulation). Pareil lors de la rencontre entre le quartette au complet et une centaine de financiers, dans l’amphithéâtre souterrain, près de l’ancienne salle des coffres, où Rosaly s’offre le luxe de patienter en reprisant son blouson de cuir. Que déduiront les personnes présentes de ces récits d’une joie de vivre, de cette exaltation du saut dans l’inconnu ? Mieux vaut que ça reparte pour un tour avec Jackson et Rosaly courant la campagne, avec Payen et Perraud soutenant les assauts, puis brèche des deux saxophonistes. Rosaly heurte ses peaux et ses métaux sans baguettes ni chaussures, il prend son tom basse pour une corne de brume, tandis que les saxophonistes font cliqueter les clefs de leurs instruments. Les quatre hommes comme des enfants ou des chats jouent avec des pelotes de sons, ils jouent au ralenti, avec des accents traînants, ils prennent leur élan et passent partout mieux qu’avec un badge. Et si un solo net et aéré de Jackson est trop vite relayé, Payen récupère la mise d’un riff ratatiné pour lancer une dernière passe de deux entre les saxophonistes s’épaulant successivement et les batteurs redéployés. Une ballade – « a ballad to take away », commentera Perraud – et le tour est joué. Un cocktail nous attend dans une cour intérieure ou un boyau. Et mieux encore rue de Lappe dans la soirée, pour l’assemblée générale du Bridge où s’entassent une vingtaine de musiciens comme dans un repaire de pirates, d’autant qu’on y boit du rhum Kraken.

Alexandre Pierrepont