L’auteur s’embarque avec les aventuriers. Leurs entreprises.

À travers la France, 5 au 23 février 2014

Mercredi 5 février 2014, Paris

Premier jardin, on pollinise. Lors de la discussion inaugurale au centre parisien de l’Université de Chicago, Harrison Bankhead, Hamid Drake, Benjamin Duboc et Ramon Lopez en attestent, en présence de Michael Dawson, lucide professeur de sciences politiques : le premier acte créatif est la procréation, il est dans la division des cellules, dans le monde végétal, le monde animal, le monde minéral même. Il est partout où la vie vient, dans l’extase, et dans la folie qui borde l’existence. Dans les sacrifices consentis par une famille pour qu’un enfant s’épanouisse. Que faire ensuite des peurs et des espoirs, des croyances et des usages, dont on hérite aussi… Peut-on être libre de cela, ou grâce à cela ? Comment composer ? En improvisant ? Rien ne se fait dans l’isolement, tout est dialogue et débat, fût-ce avec soi-même, tout vient simultanément de l’intérieur et de l’extérieur. Mondes en orbite les uns autour des autres. Autonome, il faut se savoir lié, automate, et parmi tant de voies se montrer gracieux. Laisser les formes advenir et devenir, puis les épouser, à l’exemple de l’eau et des courants. Assouplir body & soul. Le la est donné. Au Duc des Lombards, pour une soirée presque privée, on pénètre dans tous les jardins du rythme. D’emblée et pour toujours ce sera l’euphorie en ses retentissements. Cette chose-là qu’est le rythme, tous les bruits de contact dont il est fait et qu’il propage, est un connecteur, un générateur et un régénérateur (d’où le nom donné à cet ensemble : La Turbine !). Déjà, Bankhead ose citer Whole Lotta Love de Led Zeppelin (à moins que ce ne soit You Need Love de Willie Dixon, popularisé par Muddy Waters ?) : tant de musiques dans la seule musique. Si, pour les contrebassistes, la quête du centre de gravité ne fait que commencer, pour les batteurs, les règles qui présideront à leurs échanges sont immédiatement fixées : à l’évidence, Drake et Lopez se complètent et se complimentent, il n’y a et il n’y aura jamais rien de heurté dans leurs interminables imbrications. Leur rythme commun, instantané, infaillible, un pli dans le tissu du temps, ne fait jamais oublier le mouvement perpétuel qui apparie le proche et le lointain, l’étrange et le familier. Qui semble retenir pour sembler étirer. Au second set s’ajoutent à eux la chanteuse Claudia Solal, le saxophoniste alto Guillaume Orti et le clarinettiste et clarinettiste basse Sylvain Kassap (et même, dans le colimaçon de la nuit, le trompettiste et bugliste Aymeric Avice et le saxophoniste alto Stéphane Payen) : présentoir et pelote de voix griffues souvent. Bonheur entier.

Jeudi 6 février 2014, Paris & Cachan

De bon matin au lycée Georges Brassens, dans le 19ème arrondissement, une classe entière de danseurs et de danseuses se livrent avec une grâce exquise face aux quatre musiciens qui ensuite joueront pour eux, et enfin avec eux. De la garde des corps à leurs retrouvailles par le geste, le mouvement, et l’offrande des ondes. Mondes en orbite les uns autour des autres. Formes qui s’épousent. Saura-t-on jamais les raisons d’une aimantation ? On déjeune à l’écart, dans l’encoignure de la place du Danube, à l’orée de toutes les villes à venir. Comme sur le coteau de Cachan en soirée, dans le cadre du festival Sons d’hiver, parmi les immeubles qui poussent comme des ceps, où La Turbine accueille son invité des premiers jours et jardins, le guitariste Marc Ducret, et un autre invité, surprise, le contrebassiste William Parker. Tout est ductile d’abord, et moucheté d’impacts. On fait l’expérience des forces de roulement et des forces de frottement dont la formation tirera constamment parti, les tirant fréquemment à d’autres conséquences que les plus flagrantes. On dégage des voies sans s’y engager nécessairement. On demande : que peut un rythme ? C’est cela : la certitude de pouvoir trouver est si grande qu’elle se suffit à elle-même. Avec Parker, et à trois contrebassistes, l’écoute tourne dans un aquarium de cordes. La démultiplication des rythmes ne porte aucun soliste plus haut ; elle l’absorbe. Le guitariste en profite pour prendre un solo en tapinois. L’électricité est statique subitement. Tout s’empourpre. Tout est passé trop vite. Il y a de curieuses machines, entre la presse et le pressoir, dans les coulisses de la Salle Le Marché, à Cachan.

 

Vendredi 7 février 2014, Quimper

Sur la route vers la Fin des Terres, des nouvelles alarmantes de la tempête qui sévit encore sur les côtes bretonnes nous parviennent. Elles font craindre jusqu’à la dernière minute que nous n’assisterons pas au « Secret », le spectacle de Johann Le Guillerm. Ce soir, les musiciens vont au cirque, au Cirque Ici. Le chapiteau a été dressé en haut de la rue de Kermoguer, sur un terrain vague entre les pavillons, au milieu de nulle part comme à l’accoutumée : c’est celui d’un homme qui (se) joue des équilibres instables, de « la sensation rare et étourdissante que tout est possible ». La tempête n’y peut rien, et n’insiste pas. Elle est proche parente de celui qui a basé son art sur la probabilité de l’effondrement, sur la nécessité de crouler pour relever, la permanence et l’impermanence, les lois physiques et magiques de l’attraction. Les danseurs et danseuses du lycée Georges Brassens diraient de l’aimantation. Au restaurant, Le Guillerm s’attable entre Bankhead et Duboc, rien que ça, et ça parle à peine, mais ça parle, ça parle turbulences, connaissance des points et des lignes, des points de pression, et les déplacements qu’ils induisent, ça parle des autres conséquences. Il est minuit, on fête les onze d’un enfant.

 

Samedi 8 février 2014, Brest

Passage à Passerelle, centre ou serre d’art contemporain. Il est midi et Duboc en solo tombe dans sa contrebasse. Contracté, la tête rentrée dans les épaules, il ne joue pas sur les cordes mais à l’archet sur le chevalet, tout le temps. Les mouvements se font plus lents et plus longs, fouisseurs, parce qu’il malaxe des métaux lourds. On entend le vent dehors, les ventilos dedans, les échos des corps, et ce qui monte de l’intérieur depuis le flacon ou le sarcophage de la contrebasse. Torpeur. Un cri final, lapidaire, comme une étincelante cédille, brise le verre opaque de cette torpeur et vient donner le la des lointains. Il faudra refaire le chemin en sens inverse. Pendant ce temps, grâce à Penn ar Jazz et à Unis-sonS, l’association des usagers de l’École des Musiques du Pays de Daoulas, Marc Ducret s’interroge sur l’expression de soi, face à une quinzaine d’apprentis sorciers ou musiciens. Comment l’un grandit à l’intérieur de l’autre, apprend même de ce qu’il n’apprécie guère, rejetons nés du rejet de la bienséance, tout ce qui peut être brassé à partir de modules simples et de leurs innombrables combinaisons, du plein et du vide, du lié et du délié. Ducret a-t-il en tête ce que le sinologue Jean François Billeter dit de Bach au hasard de ses « Leçons sur Tchouang-tseu » ? « La complexité n’est pas dans les éléments, mais résulte de leur combinaison. Bach ne pourrait pas les combiner comme il le fait s’ils n’étaient simples, la plupart du temps, et surtout parfaitement dessinés, nets et finis. Le caractère fini des éléments et, plus généralement, la discontinuité sont une condition nécessaire de sa polyphonie toujours renouvelée. » Au Vauban le soir venu, l’embrasement gagne La Turbine et le guitariste, les décharges d’énergie lézardent la gangue des rythmes. Les incartades de Ducret frisent et ripent basses et batteries. L’homme sait se ménager un espace, un halo, se tenir à l’écart, d’équerre dans une quinte de cadences infernales. Mais Bankhead, Drake, Duboc et Lopez ne visent ni l’apprivoisement, ni l’accumulation, ils enquillent les éclairs.

Dimanche 9 février 2014, Brest

Cérémonie gnostique. Dimanche matin, Chapelle Bonne Nouvelle de Kerveguen, édifice désacralisé dans le quartier de Recouvrance, où siègent sinon les mécréants de la compagnie Dérézo. Le contrebassiste Frédéric Bargeon-Briet, retenu pour cause d’atelier à Douarnenez avec le tromboniste Jeb Bishop, a quand même convié les membres de La Turbine et Marc Ducret, Christophe Rocher (Clarinettes), Céline Rivoal (accordéon), Nicolas Pointard (batterie) et Vincent Raude (électronique), ainsi que les danseurs Stéphanie Siou, Mari Flones, Gaël Sesboué et Pauline Sol-Dourdain, pour une nouvelle séance exploratoire entre contemporains de la musique et de la danse. Fred 2B a même dessiné un espace scénique de circulation, sur le profond plateau, fait d’un cercle et d’un triangle enchevêtrés, pour rythmer l’action : tutti (cercle) ; trio Rocher, Lopez et Raude ; trio Rivoal, Bankhead et Drake ; trio Ducret, Duboc et Pointard ; tutti (cercle). Les danseurs interviennent et interagissent quand ils veulent et s’ils le veulent, en suivant les lignes ou pas. Leurs animations sont parcimonieuses, la prise de vitesse regardante. Il y a un tourment dans leurs impulsions, que dénoue Ducret lorsqu’il chuchote (c’est de l’improvisation) : « Des ours… Des ours ? Vous avez vu des ours, vous ? Moi, je ne crois pas… Ou alors, il y a très longtemps… ». Duboc lui, la tête toujours rentrée dans les épaules, se prend pour le minotaure et passe sur le billard du CHRU de Brest (sa tournée, dès lors, sera scandée dans chaque ville par une chorale d’infirmières). Après-midi. Drake et le trompettiste Philippe Champion, dans le confinement de l’Espace Léo Ferré, ont en duo le goût de la lueur. Ils improvisent dans l’économie ou la flagrance, calfeutrent ou claironnent, quitte à reprendre Bobby McFerrin. Tandis que sous le chapiteau d’hiver des Galapiats, toujours grâce au programme breton de rencontres ARCH, parallèle à The Bridge, Bankhead et le cornettiste Rob Mazurek retrouvent Rocher et Pointard pour un quartette maillant son filet de pêche avec des lignes de fuite, funk s’il le faut. Chacun se prend pour Guillaume Tell.

Lundi 10 février 2014, Tours

Pour saisir au vif la quarantaine d’élèves de Jazz à Tours, école de musiques « actuelles », lors d’une masterclass au Petit faucheux, Drake et Duboc en tandem allument tous les feux de l’action, et aussitôt s’assagissent. On peut parler maintenant, des relations sociales dans l’improvisation, des centres de perception et des capteurs singuliers que chacun y constitue, et de l’utilité de toute la gamme de nos émotions, de la joie à la colère en passant par la frustration. Du tempérament, le premier sous-groupe à s’associer ensuite aux deux hommes en manque encore, politesse et préséance restent de mise. On reprend : à quoi sert d’improviser si l’on ne provoque aucune perturbation, si l’on ne prend ni le risque de l’excès, ni celui de l’égarement ? Apollinaire l’avait écrit à l’aube des temps modernes : « Perdre / Mais perdre vraiment / Pour laisser place à la trouvaille ». Le second sous-groupe s’y colle et s’illumine, le troisième est récompensé en folâtrant sur un groove à baldaquin.

 

Mardi 11 février 2014, Tours

Dernier soir avec Ducret, au Petit faucheux. Quelques déferlantes, aucun déferlement : chacun fait en sorte que l’information circule et soit libre de ses significations, on affriande une feinte désorganisation. Il apparaît que Drake et Lopez, s’enclenchant et se déclenchant à satiété, travaillent dans le bâtiment : quand l’un s’occupe de monter murs et toits, l’autre ouvre portes et fenêtres. Mais dans leur maison, tout se retourne, ce qui va à l’intérieur est comme ce qui va à l’extérieur. À ce stade-là, il ne s’agit plus de réactivité ou de réceptivité : la fabrique est continuellement commune (de toute la tournée, aucun ne prendra de solo en tant que tel). Sauf que les deux contrebassistes continuent de jouer en enfilade – l’un s’emmitoufle quand l’autre s’entortille. Quand l’un filtre l’autre, cet autre s’échappe, et ne revient pas. Pendant le solo de Duboc le condensé, Bankhead l’immodéré esquisse quelques pas de danse. L’émotion est trouvée, mais pas le centre de gravité, pas encore.

 

Mercredi 12 février 2014, Nantes

Stéphane Payen arrive juste à temps, par le train, pour participer à la rencontre informelle organisée par le Pannonica entre les membres de La Turbine et plusieurs musiciens installés dans la région : le saxophoniste Elie Dalibert (du collectif 1 Name 4 A Crew), la violoncelliste Soizic Lebrat, les contrebassistes Sébastien Boisseau et Sylvain Didou. Chacun raconte son expérience dans ce qu’elle a de plus précieux ou de plus fébrile, et prend en écharpe l’expérience de l’autre. On insiste sur la primauté de la mise en relation, des relations qui sont des côtoiements plutôt que des rencontres qui ne sont que des croisements, et de doubler l’éducation musicale (historique et technique, principalement) désormais dispensée dans pléthore de conservatoires par une forme actualisée, adaptée à notre époque, de la transmission orale, en ligne directe, qui a toujours caractérisée les musiques du champ jazzistique. D’où, déjà, ce type de moments de partage – qui font partie de la musique comme le rappelait Avreeayl Ra lors du voyage de novembre 2013 à Chicago. Quand l’heure du concert a sonné, Payen prise de la poudre de rythmes et se met d’abord à louvoyer, avec ce débit saccadé, cette diction cabossée, qui sont entre autres sa marque. Il jongle avec les miroirs, fait miroiter les symétries, construit à l’intérieur des constructions, pour les percer et les éclabousser de traits qui semblent alors, et alors seulement, venus de nulle part. La syntaxe devient un effet et un reflet des tangentes prises. Aux bâtisseurs s’est ajouté un linguiste et un numérologue, du genre peint par Victor Brauner dans son tableau Les Amoureux, messagers du nombre, et les contrebassistes peuvent enfin jouer aux dominos. On est proche de quelque chose qui s’apparenterait à une apothéose lorsque, sur une série de malentendus, l’invitation lancée à Lebrat de rejoindre le quintette pour le rappel est précipitée et ne laisse d’autre choix à la violoncelliste que d’assumer pleinement piquetages et affilages, d’abord sans micro, puis avec celui du saxophoniste, qui le lui installe et bientôt se retire.

 

Jeudi 13 février 2014, Poitiers

« Go ahead brother, I’m with you », dit Drake à Bankhead alors que, gourmand, ce dernier hésite à s’élancer. Le batteur a l’oreille à tout, il endigue les emballements de son partenaire de Chicago, il endosse les errements de son camarade percussionniste, et il garde une troisième oreille pour anticiper ce que glisse Duboc, réticulé dans le clair-obscur, ses dérivatifs. Confronté au problème, en grande partie culturel, de la géniale versatilité de son alter ego contrebassiste, désarmant de candeur, d’humour et d’intelligence, le choix de Duboc est curieux et courageux : il oublie ses textures vitrées et revisite d’authentiques lignes de basse, quitte à les miner. Bankhead, jamais décontenancé, toujours décontenancent, ne mord pas à l’hameçon. Il a la tête ailleurs. Il danse encore, mais cette fois-ci c’est Jean-Luc Cappozzo à la trompette qui le fait danser, et sa portance est exceptionnelle. Bruits de succion, d’éclosion, de grenaille produisent cette sorte de lévitation. L’affaire était entendu : Cappozzo devait rejoindre La Turbine sur scène, à la fin du concert au Carré Bleu. Auparavant le quartette (Bankhead alternant entre la contrebasse et le violoncelle qu’on lui a prêté) a longtemps tergiversé entre L’Embarquement de Sainte-Paule à Ostie de Claude Gellée, dit le Lorrain, et L’Embarquement pour Cythère d’Antoine Watteau, lancés qu’ils étaient dans des préparatifs, restant en mouvement, s’encastrant et enchaînant toujours (le jeu de Drake enfle dans le continu, le jeu de Lopez pioche dans le discontinu). Alliages et alliances. Leur double jeu de construction collective attend l’écroulement salvateur et l’appareillage, qui ne vient qu’avec leur commensal. Le Guillerm est parmi eux ; sans le savoir c’est Cappozzo.

Vendredi 14 février 2014, Poitiers

Aux aurores ou presque, à peu près 150 élèves du lycée Aliénor d’Aquitaine se tassent dans la salle du Carré Bleu pour écouter Bankhead et Lopez en duo amorcer la pompe à rythmes, propulser leur bélier de rythmes. Ils vont montrer ce que c’est que de jouer ensemble, une constante passation de pouvoirs, une tapisserie de possibilités. Ils montrent : c’est un album d’images, dans la musique ou dans la discussion qui s’ensuit, on caramélise des fragments de Take the Coltrane de Duke Ellington, d’Oscar D’Leon, d’Usher, de Thelonious Sphere Monk, de musique classique ou mariachi, et on joue tellement plus, avec, autour, et au-delà… Bankhead raconte son enfance terrible, sauvée par la musique, et enjoint toute folle jeunesse à réaliser ses rêves, car seuls les rêves montrent la voie. Il y a des raisons à ses inadvertances, des raisons uniques qui le(s) rendent unique(s), qui font que, tel Charlie Parker, il a choisi de jouer une musique où l’on peut enfin être qui l’on est. Quartier libre.

 

Samedi 15 février 2014, Toulouse

Sur une quelconque aire d’autoroute, à travers une France qui fait parfois l’effet d’être lacustre tant il a plu, une vitrine expose côte à côte, sans autre explication, un bec de saxophone et un exemplaire des « Manifestes du surréalisme »… Peut-être est-ce une coïncidence pétrifiante : arrivés à Toulouse, nous laissons les deux contrebassistes prendre la direction du Mandala pendant qu’avec les deux batteurs nous allons écouter, à la libraire Ombres Blanches, Patrice Beray présenter « Pour chorus seul », essai poétique autour de Jean-Pierre Duprey et de Claude Tarnaud, et François-René Simon reprendre à zéro et à l’infini son édition de « Je suis parfois cet homme », recueil de textes de Stanislas Rodanski. Les uns et l’autre ont hanté le groupe surréaliste après la Seconde Guerre Mondiale. Beray parle de livre collectif, « multi-composé » ; Simon parle d’« acquiescement à la folie ». Drake, à qui l’on traduit l’essentiel à l’oreille et qui comprend tout, prend la parole pour leur comparer Bud Powell, les vitesses de son jeu et les vitesses de la pensée. Au Mandala, qui pourrait servir de décor pour un film de pirates, est prévu un trio de bassistes avec Bankhead, Duboc et Mathieu Sourisseau. Duboc ronge l’os de sa basse, Sourisseau utilise des poudres de projection, les cordes s’épinglent, sauf celles de Bankhead, caoutchoutées, qui ne font pas abstraction, qui font des bulles et des blues, des ritournelles toujours. Tout se fait à la faveur et à l’encontre. Au second set, le saxophoniste baryton Florian Nastorg les réconcilie, en atténuant ses grondements et ses grommellements comme pour jouer en apnée et sombrer dans le délice. Tous y sombrent avant que la nuit ne tarisse.

Dimanche 16 février 2014, Cazères & Toulouse

Dans une bâtisse qui servit d’hôtel au temps jadis, et qui mérite mieux qu’aucune autre le terme de maison d’hôtes, Didier Francon et Maryse Mercier accueillent la caravane du Bridge, l’équipe et les amis d’un Pavé dans le jazz, pour une tablée gargantuesque. On ripaille, on raconte des histoires, on joue de la musique, on joue aux fléchettes, on joue à cache-cache dans les étages. Le sens de l’hospitalité est insensé. À partir de là, et pour quelques jours, l’auteur, blessé à l’œil, n’a plus une vision très claire du déroulement des opérations. On raconte qu’en soirée, dans une crypte toulousaine, Heddy Boubaker a reçu Duboc et Lopez et qu’ils ont reforgé ensemble les saxophones de Daunik Lazro, de passage dans la région.

 

Lundi 17 février 2014, Toulouse

On raconte que, dans la classe de Christine Wodrascka, à l’Université Toulouse II – Le Mirail, onze apprentis sorciers ou musiciens s’acoquinèrent avec Lopez pour couver une masse orchestrale. Le batteur et la pianiste n’eurent qu’à leur confirmer qu’il ne fallait aucunement avoir peur du vide, ni du trouble. Connaître les repères et savoir les négliger pour que les histoires du moment puissent être racontées (en improvisation, ne jamais compter ou capitaliser sur d’anciennes réussites : le temps vécu est la seule partition). « Être dans la musique », l’expression ne vaudrait-elle pleinement que pour les musiques qui ne sont pas dirigées ou orientées ? On raconte encore que le soir venu, c’est exactement ce qui se passa, que le jeune orchestre encaissa avec superbe, et que Lopez fit le joli cœur, comme il lui sied. On raconte que, en seconde partie, La Turbine avec une implacable Christine Wodrascka, rinça l’Espace Job, passionnellement. D’un commun et chiffonnier accord.

Mardi 18 février 2014, Montpellier

Lopez, entre deux galéjades, offre à l’auteur encore borgne des lunettes noires aussi outrées que le soleil, et l’infirmière du jour de Duboc se dédouble. La vue est presque retrouvée, en vue, justement, de La Chapelle de la Résurrection (sic), désacralisée elle aussi, dans la cité Gély peuplée de gitans. Bankhead et Drake reconnaissent les signes de l’adversité, de l’infortune et de la fortune, et se réjouissent : « We’re in the hood ! ». Pour rendre hommage à Malachi Favors Maghostut, ici précisément, sur cette presque piste de cirque, au milieu des amis, Bankhead s’essaye plutôt au piano avec le même naturel qu’il applique à tout. Un fleuve ample coule forcément entre les batteries de Drake, Lopez et Denis Fournier : comment réfréner la liesse des rythmes ? Avec les riches cliquetis de Fournier fracturant leurs serrures ? Les saxophonistes David Caulet et Doudou Gouirand (que Drake fréquenta jadis dans la commune libre de Don Cherry), le bugliste Michel Marre sortent littéralement de l’ombre pour participer aux réjouissances. Le pavillon n’est jamais baissé. Il n’y a qu’à voir, il n’y a qu’à jouer.

Mercredi 19 février 2014, Montpellier & Avignon

Relâche. Certains gardent la chambre, d’autres achètent des chaussures jaunes. Il y en a même un qui soigne son troisième œil.

Jeudi 20 février 2014, Avignon

On coule des jours heureux sous le Rocher des Doms, près du verger Urbain V, derrière le Palais des Papes, de place en place, si bien qu’à la jam de l’AJMI, les musiciens hochent de leurs instruments et se laissent aller au plaisir de Bankhead qui ne cherche nullement à accaparer quoi que ce soit, qui aime seulement et indéfiniment jouer, en évitant les dénouements. Funambule et somnambule en même temps. Pour l’arrêter, il faudrait faire l’exégèse du propos tenu par Miles Davis à John Coltrane, se demandant comment stopper : « Take the horn out of your mouth ». Quand les musiciens s’assoient enfin au bord de la scène, loin de parler technique ou boutique, ils examinent les vertus utiles à l’improvisation : à quoi sert la confiance, à quoi sert la vulnérabilité, à quoi servent les visions les plus troublantes que l’on conserve par-devers soi. Peut-on être à la fois attentif aux autres et perdu dans ses pensées ? La jam reprend à la nuit tombée, tout est stable, tout est instable, les saxophonistes Jean-Baptiste Berger, Philippe Lemoine et Julien Maes, un violoniste des rues, un patriarche du blues ou un enfant adamantin montent sur scène, des chanteurs surgissent de partout, d’Ethiopie et d’Haïti. Il y a des hiboux, des lémuriens, des esprits animaux et des derviches tourneurs. La nuit se relève.

 

Vendredi 21 février 2014, Nîmes

Détour par Nîmes où la tentation était trop forte, décidément, puisque cette Turbine repose sur le principe d’un redoublement instrumental et sur le sens insensé de l’hospitalité, du tiers inclus, d’associer un troisième contrebassiste (Guillaume Séguron) et un troisième batteur (Samuel Silvant) à l’une de ces soirées : celle qui a lieu aujourd’hui à l’Ever’in grâce à l’association Le Jazz est là. Rien qu’à voir la vigne vierge des instruments à l’arrêt, qui attendent d’être saisis, leur compacité, la cuirasse commune des trois batteries, cymbale contre cymbale, sur laquelle se dressent les crêtes des trois contrebasses, on devine que le passage sera en force(s). Les musiciens, tout à fait conscients des risques encourus, celui de la saturation notamment, ne reculent pas devant la force d’entraînement qui va se substituer, le temps d’un concert, aux forces de roulement et de frottement. Que faire quand les points d’appui entrent en ébullition et ébouillantent jusqu’à la ligne de perspective ? S’agissait-il encore des lignes de fuite que suivaient les danseurs à Paris et à Brest ? Des lignes et des points de pression de Johann Le Guillerm à Quimper ? Des lignes brasillantes de basse qu’interroge Duboc depuis le départ ? Des lignes sur lesquelles l’anthropologue Tim Ingold a fondé son analyse et que Séguron explique à Drake avant le concert : « Qu’est-ce qu’une personne, sinon un tissage de lignes » ? « Et toute chose, un parlement de lignes » ? Bankhead, fiévreux, hagard, se refusant à n’être qu’un diffuseur quand les batteurs au coude à coude se repaissent, caracole et s’extirpe de la buée de basses, même capiteuse. Il arrive qu’il ne faille pas reculer devant la tonitruance, que la surenchère se justifie. Sur le chemin du retour, pour vérifier, on écoute Malachi Favors Maghostut en duo avec Michal Richard Abrams.

 

Samedi 22 février 2014, Avignon

Pour se remettre, on se rend du côté de Fontaine de Vaucluse assister à la naissance de la Sorgue, rivière tumultueuse en ce jour comme les musiciens la veille. Sous la falaise ovale, au-dessus de l’entonnoir du gouffre, Bankhead (présent en esprit : convalescent, il ne nous a pas accompagnés), ce serait les eaux du mont Ventoux ; Drake, les eaux des monts de Vaucluse ; Duboc, les eaux du plateau d’Albion ; Lopez, les eaux de la montagne de Lure, toutes se déversant dans le bassin souterrain qui alimente la source. Lionel Garcin, le saxophoniste qui arrive sur ces entrefaites, leur dernier invité, ce serait la résurgence. Une légende raconte que le ménétrier Basile s’endormit près de là pour être visité, en rêve donc, en réalité, par une nymphe, belle comme l’onde claire, et gardienne de la source, laquelle écarta les eaux pour le conduire au fond du gouffre, au milieu d’une souriante prairie semée de fleurs surnaturelles. Là, elle lui fit miroiter sept diamants ; sous le dernier, pourvu qu’on ait d’abord soulevé tous les autres, jaillissait l’eau qui atteignait « le figuier qui ne boit qu’une fois l’an ». Nous sommes restés longtemps sous l’absence d’ombre de ce figuier efflanqué – jusqu’à ce qu’il fût temps de regagner Avignon et son moignon de pont qui continue, ossifié, dans l’invisible, pour une photo de groupe avec Bernard Santacruz, Samuel Silvant et Denis Fournier aussi. Nous avions trouvé le lieu de l’accalmie, d’une accalmie écumeuse, et ce qui s’y tapit. Ce fut le dernier concert à l’AJMI, le concert de la dernière énergie, dans les sables insolents. Garcin exerça ses magnifiques passes magnétiques et les deux contrebassistes, enfin au diapason (le centre de gravité était donc sous l’eau et entre les mondes), les deux batteurs avec d’ultimes trémas de rythmes se trouèrent, distillant l’abondance… Les bâtisseurs, les acrobates, les linguistes et les numérologues se montrèrent pour ce qu’ils sont : une fraternité de musiciens et de sourciers. On célébra cette trouvaille, ces retrouvailles, aucune séparation, et on dansa jusqu’au petit matin sur la playlist de Séguron, aux mains de DJ Oscar. Récemment (dans l’édition du 31 mars 2014 du San Jose Mercury News), Wayne Shorter confiait : « They try to say you don’t live happily after this, that fairy tales are false and we must face reality. But sometimes you have to consider that reality might be the fairy tale. We need the Knights of the Round Table today, and we need men and women of noble quests and honor – the “Impossible Dream”, that kind of stuff. »

Alexandre Pierrepont