Auteur: Ludovic Florin

The Turbine!

Entropy/Enthalpy

Harrison Bankhead, Benjamin Duboc (cb), Hamid Drake (dm, vx), Ramon Lopez (dm, tabla, perc) + special guests : Jean-Luc Cappozzo (tp), Lionel Garcin (as), William Parker. Février 2014.

RogueArt

En 2000, Daniel Arasse publié un ouvrage titré On n’y voit rien dans lequel, en partant de détails qui l’avaient interpellé (la présence d’un escargot une Annonciation du XVe siècle, la couleur de la toison de Sainte Madeleine…), le spécialiste de peinture présentant une description qui donnait à voir lesdits tableaux d’un regard inédit et saisissant. Après réflexion, la publication de ce double album de la Turbine (le premier disque consacré au quartette, et le second disque avec des invités) m’a semblé ne pas être très éloignée d’une telle démarche, cela même si le projet discographique n’a pas été pensé comme tel par les protagonistes de la production résultante. Explications : l’écoute du Cd1 s’avère d’abord frustrante, puisque ne s’y trouve présentée qu’une sélection de moments saillants taillés dans de longues improvisations. Or, l’un des intérêts substantiels de l’improvisation libre – puisque telle est la démarche de The Turbine! – réside justement pour l’auditeur dans le plaisir pris à être témoin (et même à prendre part, lorsque l’on se trouve au concert) du processus d’émergence qui donne une saveur si particulière à cette pratique musicale. On peut d’ailleurs trouver sur le site internet de The Bridge – ce pont créé entre les musiciens créatifs d’Europe et de Chicago mis en place par Alexandre Pierrepont et son équipe – un témoignage complet d’une des dates cette tournée française effectuée entre le 5 et le 22 février, celle du 17 février à Toulouse avec Christine Wodrascka en invitée (www.acrossthebridge.org ; ou https://soundcloud.com/across-the-bridges/the-bridge-3-the-turbine-cwodrascka-espace-job-toulouse). Précisons pourtant qu’Entropy/Enthalpy est loin de constituer un cas isolé. Nombre d’enregistrements fameux de free music ou de musique improvisée ont été publiés après qu’ils soient passés par les ciseaux (réels ou numériques) du monteur en ondes, même si cela est moins fréquent que dans certaines sphères du champ jazzistique davantage attachées à l’expression d’un idiome. Et après tout, il n’est pas non plus idiot d’extraire un moment musical particulier d’une improvisation musicale qui, elle-même, a probablement été élaborée par accumulation de moments musicaux successifs, telles des perles différentes unies par le fil qui les retient. Mais tout de même, quel sens donné à une telle publication ? C’est là qu’intervient l’exemple de Daniel Arasse et de la peinture. De la même manière que l’on aborde certaines œuvres d’art monumentales, appréhender dans toute sa richesse l’invention mise en jeu durant une très longue action musicale créative réalisée dans l’instant peut s’avérer difficile, ou du moins réduite à une portion congrue. Si l’enregistrement a de l’intérêt au regard l’improvisation libre, c’est bien dans la mesure où il autorise la réécoute, non pas seulement pour retrouver ce que l’on a déjà perçu, mais davantage pour découvrir toute la richesse d’un temps qui, à l’issue d’une unique audition, serait autrement resté en partie ignorée/oubliée. Bien que plus conséquentes, les plages du Cd2, avec de magnifiques invités, constituent, elles aussi, un digest de plongées musicales en réalité très profondes. À l’exception, me semble-t-il, de la dernière plage, « Free Power », qui dure presque 30 minutes, avec Lionel Garcin en hôte d’un soir. D’une façon saisissante, ce titre concentre toutes les qualités présentent par ailleurs sur l’ensemble des deux disques, autant qu’il autorise la projection de tous les questionnements soulevés jusqu’ici. On y retrouve par exemple le caractère de chacun imprimé tout au long du double album : Bankhead véloce et volubile, Duboc le terrien, Lopez souvent impétueux et explosif, et Drake le sage. Elle reflète aussi parfaitement l’esprit de The Turbine!, tendu vers cette frontière perpétuellement repoussée (la « perpetual frontier » de Joe Morris) chère aux musiciens créatifs, dont le principe éthique fondamental consiste à ne rien se refuser. L’auditeur se trouve ainsi transporté au sein d’un manège musical kaléidoscopique extrêmement varié, de l’éclatement free le plus total (et très jubilatoire) à la délicate intimité (dans ce registre signalons Magnetic Induction du Cd1). À côté de l’athématisme, de l’atonalité, du non-tempéré et des variations temporelles hors tempo, la pulsation et l’harmonie y ont tout autant leurs droits, de même que le lyrisme. Pour illustrer cela, j’aimerais porter l’attention sur un passage en particulier (un détail). Peu avant la dix-septième minute de « Free Power », l’un des deux bassistes (le plus terrestre des deux, je crois) fait tourner une ligne dans le grave. Lionel Garcin improvise alors une mélodie à laquelle il confère une forte dimension lyrique (par la chaleur du son, le phrasé, les respirations, etc.) mais dans une tonalité flottante, du moins demeurant éloignée de celle posée par la contrebasse (l’harmolodie d’Ornette n’est pas loin !).

 

 

 

Parallèlement à l’expression par la contrebasse d’un cycle de deux mesures à quatre temps, la cymbale de l’un des deux batteurs suggère une autre découpe de 2×2 mesures en 9/8 + 7/8 (ce qui fait 16 croches, comme dans les deux mesures du cycle à 4/4).

 

 

Voilà qui, grâce à un surcroît de subtilité des mieux venus, fait danser un peu plus l’ensemble. C’est cette multidimentionnalité résultante de l’action musicale improvisée qui engendre de la polysémie auprès de l’auditeur, et apporte un surcroît de légitimité aux publications de plages librement improvisées. Chaque réécoute révèle une facette de la musique imaginée qui, en direct, a pu ou aurait pu irrémédiablement nous échapper. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’utilité de la mise en exergue telle qu’elle est ici proposée par Entropy/Enthalpy – sans par ailleurs négliger le fait que la sélection a nécessairement été approuvée par les musiciens, ce qui est une indication précieuse à qui voudrait savoir ce qu’eux-mêmes considèrent comme des moments réussis de leurs improvisations (car l’échec est aussi le lot de l’improvisation libre). Mais je m’aperçois que j’en ai trop dit… ou plutôt j’espère que je n’en ai pas dit assez ! Ludovic Florin