L’auteur s’embarque avec les aventuriers. Leurs entreprises.

À travers Chicago, 27 avril au 11 mai 2014

Dimanche 27 avril 2014

Hamid Drake, qui était du dernier voyage d’exploration en France, avec Harrison Bankhead, Benjamin Duboc et Ramon Lopez, fait le relais et accueille les premiers arrivés à l’aéroport : non seulement Mathieu Sourisseau, avec lequel Drake se produit dans un trio que complète la chanteuse éthiopienne Eténèsh Wassié, mais aussi Samuel Silvant qui ne fait pas partie de ce groupe mais sera d’un prochain projet (aux côtés d’Antonin-tri Hoang, d’Ernest Khabeer Dawkins et de Mars Williams), et qui a tenu à être de la partie pour se rendre compte par lui-même (Drake et Silvant ont aussi joué ensemble, en février à Nîmes, dans une version élargie de La Turbine!, à trois contrebasses et trois batteries). Les liens se tissent, les arches du pont s’ajoutent les unes aux autres. Le Yoda dodelinant sur le tableau de bord de la voiture d’Hamid Drake mène droit sur Rajun Cajun (1459 E. 53rd St.), où l’on écoute avidement, en savourant quelques plats indiens, des histoires de voisinage hanté, de quartier qui s’enrichit sans que ses habitants s’enrichissent et d’écoles qui n’ouvriront jamais leurs portes, où l’on reparle des saxophonistes Charles Wes Cochran et Maulawi Nururdin, du batteur Sabu Zawadi, qui font partie de l’histoire mais ne figureront dans aucun livre d’histoire. À la porte du 6610 S. Drexel Ave, où dormiront Sourisseau et Julien Desprez la première semaine, une patrouille de police guette longtemps notre attroupement suspect dans ce quartier du South Side. Mais près de chez Waseem Jafar, qui héberge Silvant et s’avèrera le parfait passe-partout, du côté de Wrigley Field, le stade de base-ball des Cubs en forme de soucoupes volantes empilées, seule la nuit noire nous attend – que l’on défie néanmoins pour se rendre au Hungry Brain (2319 W. Belmont Ave.) et tendre une oreille vers les affranchis Dave Rempis, Joshua Abrams et Avreeayl Ra, qui fendent le voile de toutes les obscurités. En nous quittant, Hamid Drake confie mystérieusement, lumineusement : « J’ai le sentiment que Chicago vous traitera bien… ». Dont acte.

Lundi 28 avril 2014

Julien Desprez débarque de New York et, sitôt dit, sitôt fait, on passe chercher Avreeayl Ra, on traverse le quartier désert de Woodlawn (“A vibrant community full of possibilities“, prétendent des étendards). Dans la voiture où l’on a entassé sa batterie, Ra se remémore Aymeric Avice, avec lequel, notamment, il a partagé la scène en novembre dernier, mais aussi son père saxophoniste qui précéda John Gilmore chez Sun Ra, lui qui joue aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, avec Marshall Allen… La première nuit se déroule dans l’écarlate cube magique du Whistler (2421 N. Milwaukee Ave.), bar à cocktails épiques et Relax Attack Jazz Series. Tentative de description initiale, pour marquer les esprits. Mankwe Ndosi est dans la robe déchirante de sa voix ; Keefe Jackson se tient à son saxophone ténor et à sa clarinette basse, impavide et téméraire ; Dan Bitney (membre de Tortoise avec qui Desprez se produisit lors de la soirée d’inauguration de The Bridge, le 23 février 2013) est dépourvu de tout si ce n’est de quelques modeste machines et d’un tambourin amplifié ; Avreeayl Ra se charge des foyers d’énergies. Très vite, Desprez s’empare des ondes (des antennes), tandis que Sourisseau se fait menuisier sur sa guitare basse acoustique. Des frottements, on passe aux frictions, et aux frissons. Un duo d’éclairs entre la guitare et la batterie, quelques halètements et hoquets de clarinette basse, les démangeaisons des outils craquants de Bitney et les ravaudages de la basse préparée de Sourisseau… la ventouse de la voix s’interpose avant d’autres cataclysmes. Au second set, Ndosi divague sur quelques récits récents de voyage en Tanzanie, alors que Desprez et Sourisseau égratignent et usinent, industrieux, fabricants de chambres d’échos. Chacun se présente, et s’absente, en un parlement de cris où nul ne rentre dans le rang. Surtout pas Desprez et Ra, lequel lance à son partenaire dans un féroce éclat de rire final : « What’s wrong with you ? ». Le contact est établi.

Mardi 29 avril 2014

Sur le tableau d’une classe de la South Shore Fine Arts Academy (1415 E. 70th St.), dans le quartier des Dorchester Projects, on peut lire : “Expert Rhythm Detectives“. Et au mur : “Music is life. That’s why our hearts have beats“. Alors, quand Sourisseau sort une brosse à dents pour frotter ses cordes, les rires fusent inévitablement dans la gorge des enfants, si peu mélangés et tellement mélangeant. Les deux musiciens d’outre-Atlantique doivent s’exécuter sur quelques courts-métrages réalisés par cette descendance, et traduire en musique adventure, scary, mysterious, dreamy… Ils leur font un cours de techniques étendues, c’est-à-dire d’inventivité : comment déclencher l’imagination quand on joue, et parce qu’on joue. Et ils jouent un blues d’ailleurs aux enfants du South Side, qui ne reconnaissent pas la musique créée par leurs aïeux et leur demandent plutôt quelle est la french music qu’ils pratiquent. Merveille du malentendu, du si bien entendu, de tous les recadrages : on improvise, c’est notre héritage, avouent-ils. On n’évitera pas le chahut. Second soir au Whistler. Tentative de description secondaire, pour marquer les esprits. Mankwe Ndosi est assise à califourchons, pieds nus sur la terre sacrée de la scène ; Jason Stein colossal a souvent les yeux au ciel, tandis que la fourche de sa clarinette basse fouraille vers le sol ; Edward Wilkerson, Jr., un chiffon froissé dans le pavillon de son saxophone ténor, comme s’il n’était pas déjà un modèle de discrétion, de complétude, comme si on ne pouvait pas tout lui confier, se hausse sur ses talons ; Fred Lonberg-Holm cisaille son violoncelle sur son taboulet triangulaire ; Desprez et Sourisseau s’écharpent respectueusement, et Silvant, auquel Avreeayl Ra (surgissant parfois à la flûte) a courtoisement cédé sa place au premier set, se fait sec et mat… Sphères de ressources et de résonances, où les cordes grésillent, où se forme l’orage d’une voix en verre qui casse. Le salut vient par la voix, et la procession finale se perd dans la nuit qui est un bruit qui est la nuit.

Mercredi 30 avril 2014

On aurait pu s’en douter. De la même manière que Goodbye Pork Pie Hat de Charles Mingus se tient tapi derrière le bien nommé Buried Treasure, nouvelle composition de Mike Reed pour son quintette Loose Assembly, entendue de bon matin, un lieu en cache toujours un autre. L’emploi du temps de la journée ayant dû être modifié à la dernière minute, on trouve refuge dans l’antre en briques du Strobe Recording Studio (2631 W. Division St.), au coeur du quartier portoricain, grâce au secours du tromboniste Nick Broste et aux bons soins de Jamie Wagner, maître de ce lieu-là. Les deux saxophonistes du jour, qui vont improviser avec les trois hexagonaux, sont Mars Williams, rencontrant son futur partenaire Silvant pour la première fois, et Larry Ochs à peine arrivé de San Francisco. Impénétrables, ils causent de tout et de rien jusqu’au dernier moment, de tout autre chose en tout cas que de ce qui va suivre. Si nous sommes dans ce “pré-apparaître” que formalisa Ernst Bloch, rien n’en laisse prévoir la teneur, rien avant le début des hostilités. L’improvisation totale, ce jour-là, ne sera pas une loterie pour laquelle chacun choisirait son numéro en conférant sur ses chances. Soudain c’est l’ébranlement et le maëlstrom, la musique est instantanément présente et hors d’atteinte. Les cinq hommes font l’effet de métallurgistes, leur travail des métaux frappant de nullité toute préparation de la matière. En deux longues séquences, brisant lance sur lance, Ochs et Williams imposent un train d’enfer, incontestablement conjuratoire, à Desprez, Sourisseau et Silvant, aux anges. Chacun conserve la possibilité de distinguer et de faire distinguer, dans ce fracas frénétique, des éclats de chant pris dans la roche. Quand tout est fini, les braises dispersées, les sourires s’affichent et les échanges reprennent, mais à cinq, sur tout et sur rien, laissant une question en suspens : d’où vient, alors, une telle urgence, et sa tremblante nécessité ? On n’en discute pas autour du divin plateau de fromages que nous offre Waseem Jafar, avec quelques alcools forts, et le soutien moral de Johnny Dyani, Dudu Pukwana et John Tchicai interprétant Magwaza.

Jeudi 1er mai 2014

Après un bis en journée à la South Shore Fine Arts Academy, la soirée se déroule dans la maisonnette de Comfort Station (2579 N. Milwaukee Ave.), en plein carrefour, et dans le cadre du sixième CIMMFest (Chicago International Music & Movies Festival). Ochs est de retour, dans le public cette fois, pour entendre Desprez et Sourisseau argumenter avec Jason Stein, Harrison Bankhead à la contrebasse (qui a déjà joué en trio de basses avec Sourisseau et Benjamin Duboc, à Toulouse, au mois de février) et Michael Zerang à la batterie (qui a déjà joué en trio avec Sourisseau et le donneur de voix Daniel Scalliet, à Paris et à Tours, en septembre 2013). Ils accompagnent un montage de films qui vont voir ailleurs, à commencer par “Powers of Ten” de Charles et Ray Eames. On part d’un couple allongé dans l’herbe après un pique-nique au bord du lac Michigan et on s’éloigne peu à peu dans le ciel, l’atmosphère, la stratosphère, vers les espaces moyennement infinis, vers une mission interplanétaire en péril et de frétillantes mais forcément belliqueuses civilisations extra-terrestres (elles ne doivent donc pas parler le grec). On ne sait plus qui envahit qui. Puis retour progressif vers le couple toujours assoupi, vers leur corps, leur peau, leur tissu moléculaire, leurs atomes et leurs quarks, qui s’entrouvrent sur des extraits de documentaires de Jean Painlevé, tel « Surfusion d’un corps cholestérique »… Du microcosme au macrocosme et de l’infini à l’inifinitésimal, à la loupe, la musique contrecarrée n’a pas tout son temps et ne se tempère guère sauf à tenailler quelques textures. On en sort flageolant, comme d’un bain de vapeur sonore. 

Vendredi 2 mai 2014

Première rencontre avec Mwata Bowden lors d’une master class au Columbia College (600 S. Michigan Ave.), organisée grâce au Jazz Links Student Council du Jazz Institute of Chicago, mais une fois franchis le footing, le cordon et la chorale compactes des sapeurs-pompiers en grande pompe. Après un trio introductif, Bowden, avisé, prend les choses en main et impose l’espacement aux étudiants venus là (la vertu du silence est d’affûter l’affirmation qui le rompt), tandis que Desprez et Sourisseau s’ingénient à vrombir presque à l’unisson. À la question qu’un élève soulève lors d’une interruption, « Mais que voyez-vous quand vous improvisez les yeux fermés ? », le clarinettiste répond qu’il faut parfois bloquer la vue pour amplifier l’ouïe. Trouver la forme par l’écoute, par le corps traversé d’ondes. On s’attaque ensuite à Red Hills de Douglas R. Ewart, que ce dernier avait fait jouer aux musiciens du Conservatoire de Brest en octobre dernier, structure cascadante et gigogne où chacun peut s’accrocher et se déboîter. Pendant ce temps, quelqu’un dans la salle essaye de lire Italo Calvino. On file dans le South Side, à l’Archive House (6916 S. Dorchester Ave.), bibliothèque en bois sacré, puits de science sonore et populaire, où Desprez et Sourisseau rencontrent quelques membres et proches de l’AACM (dont Robert Irving III, Dushun Mosley, Leon Q. Allen). Douglas R. Ewart est là précisément pour un trio avec le guitariste et le bassiste. Effilochages du souffle, poudroiement des cordes, les ressorts du silence se détendent encore. Lors d’un duo entre les six souffles et les six cordes (cor anglais et guitare, Sourisseau choisit de participer en ne participant pas), les nodosités du son prolongent les noeuds du bois alentour. Clairière. Clairière de la discussion qui s’ensuit, au cours de laquelle on se demande comment se perdre quand on s’est trouvé, et comment réagir à la surprise sans l’amoindrir. On compare l’utilité et les modes de fonctionnement de collectifs de musiciens aussi anciens que l’AACM à Chicago et aussi jeunes que Coax à Paris. On comprend que musiciens créateurs afro-américains et européens se rapprochent par les écarts différents que chacun a pris et prendra par rapport au “jazz”, dénominateur commun mais fausse unité de mesure à laquelle il ne faut ramener ni les uns, ni les autres. Tous pratiquent à des degrés divers l’art de l’improvisation, certains s’y consacrent, ici ou là, avec différentes méthodes. Et si l’improvisation est certes un langage universel qui permet de se parler, elle ne garantit pas que l’on se comprenne. Vertu et richesse du malentendu qui s’admet. Fin de soirée et dîner dans un box rococo de la House of Bing (6930 South Shore Drive), restaurant chinois peuplé exclusivement d’Afro-Américains où l’organisation “MoBetter Jazz presents the ReBirth of Jazz in South Shore“. Si la musique du Ari Brown Quintet en action est une musique populaire, cela ne tient pas à sa facture, aussi conventionnelle que non conventionnelle (tonale, modale, atonale, etc. : jongleuse et à l’aise avec ses jongleries), mais à l’esprit de partage euphorique qui règne, quoi qu’il arrive, dans la salle comble d’où se détachent des chanteuses à la pelle. La musique est dans la vie courante. Tard dans la nuit, sous la pluie fine, Avreeayl Ra, batteur du quintette, bat pour nous le rappel des anciens lieux de ralliement du quartier, les écoles hors-les-murs qu’il a fréquentées… C’est “Congo Beach”, plage rebaptisée du Lac Michigan, entre les 63ème et 64ème rues ; c’est “The Point”, dans Hyde Park non loin, qui drainait tous les esprits frappeurs de la ville… 

Samedi 3 mai 2014

Ewart, Desprez et Sourisseau remettent ça, avec le démon de midi, dans la caverne d’Ali Baba de Patric McCoy (4346 S. Lake Park), en face de chez Muddy Waters qui fit jouer, sur le pas de sa porte, comme tout le monde, les Rolling Stones. L’appartement encombré de dix mille oeuvres est le siège de Diasporal Rhythms, une organisation culturelle afro-américaine collectant depuis des années les dessins, tableaux, objets, sculptures et photographies des habitants du South Side. Sous ces auspices et augures, le visage de Desprez se profilant sous le visage de Huey Newton, face aux coupelles de fruits exotiques ou défendus, les trois musiciens jouent l’intensification contre l’intensité, qui n’autoriserait pas l’éparpillement et ces chansons en puissance qui ne seront jamais jouées… Harrison Bankhead est venu nous chercher et nous remontons avec lui vers les salles et les jardins de l’Experimental Sound Studio (5925 N. Ravenswood), pour un après-midi finalement de flâneries prédisposant à la musique. Ce soir est le soir du concert inaugural de la formation “officielle”, dans le cadre des Outer Ear Series d’ESS, avec donc Desprez, Sourisseau, Bowden, le cornettiste Rob Mazurek (muni en outre d’un équipement électro-acoustiques) et le bassiste Matt Lux (qui se souvient que sa vocation fut décidée le jour où l’Art Ensemble of Chicago rendit une indescriptible visite à son collège…). Zerang arrive, Jim Baker arrive aussi – et lui aussi a joué avec Desprez lors du concert de Tortoise “2.0”, le 23 février 2013. Les déchaînements des jours précédents se traduisent encore par une certaine irritabilité du grain sonore. Les jeux d’appel et réponse, l’interaction, sont de brusqueries et de brumes. Chaque espace soliste est une nouvelle zone de perturbations. Générateurs d’ondes, le saxophone baryton et le cornet chevauchent le mustang des cordes, avec le renfort d’Ewart, son momentum et sa force de projection, pour le second set. Premiers engrenages. Fin de soirée chez Waseem où le monde se refait, puis s’émousse. 

Dimanche 4 mai 2014

En route pour Milwaukee et l’Alternating Current Live Series du Woodland Pattern Bookcenter (720 E. Locust St.). Et puisqu’il s’agit d’une librairie, avec arrière-salle comme clandestine d’exposition ou de concert, se consultent et s’achètent par la troupe des livres d’Aimé Césaire, d’Emily Dickinson, de K. Curtis Lyle, de Philip Lamantia et de Black Elk. Le concert venu, l’immédiate dilatation ne dissipe pas le mirage qui commence à régner sur la musique que les deux instruments à vent et les trois instruments à cordes jouent et pourraient jouer. Au couple tension et détente se substitue un couple exacerbation (Desprez en sursaut, en télégraphiste aussi, les tressaillements de Sourisseau) et abandon, selon que les improvisateurs décident d’échapper à la pesanteur (les retraits ou les embardées de Bowden, les aguêts de Lux) ou de se laisser aller avec elle (les pentes glissantes de Mazurek). Un mur de sons magmatiques laisse alors apparaître une fêlure, qui pourrait devenir une ligne de flottaison, la surface de l’air de l’eau. 

Lundi 5 mai 2014

Retour de Milwaukee et jour de kermesse au Shrine (2109 S. Wabash Ave.), bar à bars, à comptoirs alignés et opposés dignes des très riches heures du rhythm’n’blues (qu’on appelle rap ou house aujourd’hui). L’activiste Kahil El’Zabar est fait Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres. COAL. Toutes ses familles bariolées se bousculent longtemps dans l’enceinte surchauffée, pour capter son mana, avant le discours de Fabrice Rozié, attaché culturel du Consulat, et le prêche de l’intéressé qui n’oublie pas, comme toujours, d’exalter et d’enjoindre de garder le cap de ce qui transforme le monde. En ouverture, Bowden, Mazurek, Desprez, Lux et Sourisseau laissent rouler des coulées de lave grise sur la salle étourdie, où elles coagulent. Une aventure est en cours et il y a besoin de continuer à mettre au point son système de guidage et de brouillage, à régler les lentilles du distinct et de l’indistinct, sans jamais perdre de vue le second et son utilité. Était-ce l’endroit, était-ce le moment ? Le lieu et la formule sont toujours à l’intérieur de la musique, pense Mazurek. Pour l’instant, épaississement du mystère. Vient le temps d’El’Zabar, l’habité, de ses numéros de charme et de derviche, accompagné de Dwight Trible au chant, de Corey Wilkes à la trompette et au bugle, de Justin Dillard aux claviers et de Tomeka Reid au violoncelle. Et dans un troisième temps, le percussionniste offre sa batterie à Samuel Silvant et rappelle sur scène les musiciens de l’ouverture pour une “conduction” de tout son corps, annoncée par son mentor Kelan Phil Cohran. Membre de l’Arkestra de Sun Ra dans les années 50, cofondateur de l’AACM dans les années 60, légende locale et sidérale depuis, Cohran rappelle le statut mais aussi les transgressions de Louis Armstrong, la ségrégation dans les deux unions de musiciens à Chicago (la « blanche » ou local n°10 de l’American Federation of Musicians, et la « noire » ou local n°208 de l’AFM), et leur fusion maladroite, apportant autant de solutions que de nouveaux problèmes, sous l’effet du Mouvement pour les droits civiques. « Personne ne peut fermer la porte que les musiciens ont ouverte ». Dont acte ce soir réconciliant avec Desprez, Dillard, Lux, Mazurek, Reid, Sourisseau, Trible et Wilkes sous la férule fantasque d’El’Zabar. Silvant qui s’en retourne le lendemain s’en souviendra.

Mardi 6 mai 2014

Doug Fogelson est un photographe et un éditeur qui a beaucoup travaillé avec Waseem Jafar et qui organise parfois des événement dans son loft (1821 W. Hubbard St.), tel Waseem naguère dans le sien, avec Ornette Coleman notamment – racontons qu’il y eut tant d’affluence à ce concert-là que l’hôte dut rester à la porte de chez lui et n’entendit rien de la musique, il ne vit le saxophoniste qu’entrer et sortir de sa maison, à quelques heures d’intervalle…. Des panneaux-autels, des peluches géantes et des peintures phosphorescentes servent de décor entre les bureaux et les tables de travail repoussés contre les murs. Quand l’atelier est autant rempli qu’un club, après un solo de piano électrique du juvénile Drake Faso et une concertation préalable entre les cinq membres du groupe (le temps de réfléchir à l’ouverture et à toutes les ouvertures, aux stratifications), le concert débute avec les trois instruments à cordes, évoluant d’une intrication filandreuse à des dérivations où les rejoignent, au milieu du gué, la clarinette et le cornet. Bowden circule autour de centres tonaux décalés qui posent d’intéressants problèmes à la direction collective. De l’éclosion à l’éclatement, des mécanismes déréglés aux blocages exploités, la musique se découvre un métabolisme et une minutie. La nuit est jaune et noire.

Mercredi 7 mai 2014

Changement de lieu, et de perspective. Au 9ème étage du récent Reva and David Logan Center for the Arts (915 E. 60th St.), en bordure de l’Université de Chicago, il y a la Performance Penthouse dont les grandes baies vitrées surplombent la tranchée de la pelouse tracée en 1893, à l’occasion du 400ème anniversaire de la “découverte” de l’Amérique et pour l’une de ces “Expositions universelles” dont le monde ancien croyait avoir l’autorisation. Plusieurs sous-structures de l’université (le France Chicago Center°; le Center for the Study of Race, Politics, and Culture°; le Julie and Parker Hall Endowment for Jazz and American Music°; le Department of Music°; le Franke Institute for the Humanities°; le Center for International Studies Norman Wait Harris Memorial Fund…), se sentant concernées, se sont associées pour accueillir un concert et une discussion du quintette et de son invité du jour, David Boykin au saxophone ténor. Bowden et Mazurek ouvrent le bal avec un duo ailé de flûtes, étrennant différentes sortes de lenteurs et utilisant la vitesse pour passer de l’une à l’autre. Tout se jouera dans la retenue, avec de rares mais d’autant plus saisissants corroyages, tels ce baryton dans le brouillard ou ce duo disproportionné entre Mazurek et Desprez. Les élaborations sont longilignes, libellées en termes minéraux, de quartz et de spath, avec un Boykin comme détaché, étouffant sa voix, tarissant la source de son souffle, obtenant ainsi de sépulcrales irisations. Et inspirant à Mazurek de parler dans la barbe algébrique de son cornet. Les incrustations de Desprez et Sourisseau ajoutent à cette stupeur, quand ils n’utilisent pas l’alphabet morse d’impulsions longues et plus longues, et d’ultra-sons, mis au point par Lux. Ne reste plus qu’à parler, à reverser l’implicite dans l’explicite, comme si ces vases communiquaient facilement, et malgré le renfort et les commentaires chaleureux, depuis la salle, d’Ewart, de Robert Irving III et de Khari B. On s’accorde néanmoins pour reparler des ondes (interprétées différemment selon la culture du musicien°: la conscience des intentions du moi ou du soi, et des actions de l’autre, du partenaire°, les forces et les énergies de l’inconscient ou de l’univers), par lesquelles il faut se laisser traverser, en toute confiance. Certains membres du groupe sortent pourtant perplexes de cette expérience, d’une retenue confinant à une froide beauté, et de leur contribution. Il faut avoir confiance, pour improviser. Il faut manger de la cuisine très épicée, à Chinatown.

Jeudi 8 mai 2014

Retour en club à l’Elastic (2830 N. Milwaukee). La soirée est offerte aux sous-ensembles, uniquement solos, duos et trios, jamais le quintette au complet. Les improvisations du premier set sont accaparées par Bowden et Mazurek, couvrant d’abord un territoire de sarbacanes et de carillons, et par Desprez qui les rattrape illico. Tout s’essaye pour qu’on se dise les secrets qu’on ignorait savoir°: phrases coupées et paraphrases fortuites, insinuantes erreurs d’aiguillage, baryton à zébrures et cornet à fragmention, ocarina géant de l’un, oblong didgeridoo de l’autre, woodblocks et guitare à l’archet indûment planante, spasmodique en vérité. Jusqu’au solo de Bowden, sourd et chantant. Le début du second set est plus compliqué, le trio que forment alors Desprez, Lux et Sourisseau étant parasité par l’inexpiable ronflement des amplis dont s’accomodent certains, jouant de l’encombrement en charbonniers impénitents, et dont s’impatiente l’autre qui voudrait être celui qui cisèle et décille la netteté. Verre pilé et cendre éteinte. Matt Lux reste seul pour un solo floconneux, camouflé, avant un inattendu trio final réunissant les deux souffleurs et Dave Rempis au cinglant saxophone alto. Avec Tim Daisy et Keefe Jackson, on passe dans le restaurant mexicain de l’autre côté de la rue où, sous l’impulsion d’un irrésistible bon vivant, c’est Byzance, on filme le plancher, le plafond et les coins de table, on s’offre mutuellement des bouquets de fleurs et des lunettes de soleil turquoise, on trempe les pâtisseries dans la sauce piquante, on appelle à pas d’heure tous les trombonistes de la terre… De retour dans la voiture, Mazurek redevient aussitôt sérieux et analyse très attentivement la musique du groupe. Ne jamais se fier à un bon vivant.

Vendredi 9 mai 2014

Séance d’enregistrement à ESS, tout est mis en balance°: solos, duos, trios, quartettes et quintettes. Événéments et accidents, temps de réaction, d’attente et d’anticipation, sens de la construction, de la durée et du devenir. Le résultat bientôt sur disque. Pour le concert à Constellation (3111 N. Western Ave.), le groupe devenu groupe, pleinement, assume un ordre si joliment dispersé et de sombres explosions de joie. Toutes les marées refluent par-delà une musique jouée par cinq gardiens de phare. Elle s’embue et s’auréole, anthracite. Au second set, décision a été prise : quand l’un entre, l’autre sort, jamais plus de deux intervenants à la fois, quoique les transitions puissent être développées. Mazurek prend et déprend un solo dadaïste s’il n’était pas surréaliste avec ses sourdines seulement, se contentant de les ajuster et de les désajuster au pavillon de son cornet, avant de cajoler My One and Only Love. Une sereine polyphonie, des hauts fonds, est retrouvée, et ravivée. Samedi 10 mai 2014 Relâche. Grande roue panoramique, souvenir de la première de l’histoire, montée en 1893 pour l’Exposition universelle. Desprez et Sourisseau vont manger sur la plage avec Robert Irving III. Rêveries soutenues.

Dimanche 11 mai 2014

La roue tourne. Matt Lux est parti en tournée en Australie avec le groupe Iron & Wine, tandis que Nicole Mitchell fête l’anniversaire de Calvin Gant dans un restaurant grec près du centre-ville. Dans l’après-midi, Desprez et Sourisseau vont encore tenter l’aventure à Arts Incubator (301 E. Garfield Blvd.), dans un quartier “en transition”, où David Boykin organise tous les dimanches une “free jazz jam session” à la façon d’une storefront church, avec Eliel Sherman Storey aux saxophones, Dan Godston à la trompette, Alex Wing à la guitare électrique, et lui-même à la batterie. Ils n’ont rien d’autre à faire que tout à faire, ces gens-là, que d’inventer un huitième jour à la “Création”, se situant en vrac à la source de tous les sons. Ce n’est pas un “concert”, l’exercice est sans visée “artistique” (il y a des lieux pour ça), mais tient de l’exorcisme, parfois éjaculatoire. L’orage gronde. Au Hungry Brain, comme au premier soir, Bowden, Mazurek, Desprez et Sourisseau, en quartette, s’enjoignent°: « OK, let’s do it, let’s go back home in the music ». Il y a des étoiles dans le ciel de la basse de Sourisseau. Cet éther est désormais celui d’une compréhension mutuelle, d’une élasticité qui permet d’adopter la tourmente quand il le faut (la liane folle de la clarinette qui se transforme en baryton, son ivresse), tels d’agiles tourbillons dans le creux de la musique, dans le creuset de la musique, et toutes les pulvérisations. L’ultime mélodie déjà mélancolique ressemble à une apothéose, à un attachement. Ces musiciens se connaissent en tant qu’individus, ils existent à quatre ou à cinq. Dont acte.

Alexandre Pierrepont

P.S. : Le lendemain, 12 mai, Desprez resté en arrière ira en bus à Minneapolis, retrouver Mankwe Ndosi et J.T. Bates (avec lequel, aussi, il avait agrandi Tortoise en 2013) qui organise des séances d’improvisation tous les lundis. les JT’s Jazz Implosion du IceHouse (2528 S. Nicollet Av.). Là, il joue avec eux et avec Chris Bates, Davu Seru, Greg Schutte, Casey O’Brien – DeVon Gray restant à l’écoute. Et Desprez ira encore jouer avec Ndosi, Ewart et Seru lors de sessions privées. Mais c’est une autre histoire. Toujours d’autres histoires.