Lien original de l’article: http://www.jazzmagazine.com/the-bridge11-retour-moulin-a-jazz/
Auteure: Sophie Chambon

 

Il suffit de passer le pont…
Vendredi dernier, se jouait au Moulin à Jazz, la fin d’une tournée française, plutôt intense, commencée le 27 janvier, au Pannonica à Nantes, en passant par Poitiers, Brest, Tours, Paris, Sons d’Hiver, Nîmes et Avignon (l’Ajmi).

THE BRIDGE#11
Joe Mc Phee (saxophones, trompette de poche), Daunik Lazro (sax tenor et baryton), Guillaume Séguron ( contrebasse), Joshua Abrams (contrebasse, guembri), Chad Taylor ( batterie, mbira).

Le moulin à Jazz ( Vitrolles, 13).
Vendredi 5 février

Voilà une expérience unique qui donne au quintet la faculté de se remettre en question à chaque concert, complétant le tableau de leurs variations en série.

The Bridge est un réseau transatlantique qui ouvre ou plutôt repousse toujours plus loin laFrontière, thème majeur de la culture nord-américaine, regroupant musiciens, scènes de jazz et de musiques actuelles, festivals, universités, centres culturels…. « Un espace de dialogue où les lignes bougent sans cesse et dont le mouvement en précise la forme ». Le maître de cérémonie en est Alexandre Pierrepont, qui a mis dans ses écrits, le jazz au centre de sa vision du monde , expert de l’AACM de Chicago ( Association for the Advancement of Creative Musiciens), qui promeut depuis 1965 the « Great Black Music ».

Cette onzième mouture du Bridge réunit trois Américains et deux Français, deux contrebassistes conteurs de style diamétralement opposé, deux saxophonistes qui ont plus de points communs qu’il n’y paraît et un batteur coloriste. L’espace d’une et peut être deux générations sépare les musiciens, mais ce mélange de maturité et de jeunesse ne crée pas de conflit : au contraire il revigore, stimule l’imaginaire de ceux qu’il pourrait opposer. Rencontre qui se poursuit sur la route, se nourrissant de la proximité quotidienne et des histoires individuelles. Comme le souligne justement Joe McPhee, la figure charismatique du groupe, « nous sommes très différents sous bien des rapports mais nous ne sommes pas séparés. »

Le free peut encore faire peur aujourd’hui et pourtant, on assiste à un de ses nombreux retours, toujours pertinent, qui n’a rien d’un « revivalisme » aux formes vides de sens, aux élucubrations juste bruyantes. Dans une interview pour le blog Le Son du Grisli de Guillaume Belhomme, McPhee admettait qu’ « il est essentiel de reconnaître les origines d’une forme d’art sans pour autant devenir esclave d’un modèle ».

Il n’a rien perdu de son enthousiasme, militant toujours au rapprochement des cultures et des hommes. Représentant d‘un free jazz «historique », McPhee enregistra pour la première fois en 1967 au sein du New Art Ensemble de Thornton, et se mit au ténor en autodidacte l’année suivante, avant de jouer d’autres instruments » (extrait du livre Cd  Sales rectangles de G.Belhomme).

Il excelle à la trompette de poche, ne manquant ce soir ni de force , ni de délicatesse, quand il use de sa main comme d’une sourdine. C’est à l’ampleur de la voix, à la fascination de l’expression libre qu’il se réfère depuis Nation Time, en 1970. La France l’ a souvent accueilli, il fut le compagnon de route, le « frère de son », si ce n’est de sang, de Raymond Boni, d’André Jaume. Il avait déjà créé, en 1996, un quintette à 2 contrebassistes avec Daunik Lazro, saxophoniste radical dans son engagement, poursuivant inlassablement sa recherche depuis plus de trente ans, dont le tranchant est tour à tour rauque et tendre.
Le groupe est un « Dream Band » ou selon l’expression de Joe McPhee « a pride of lions » , et cette configuration a bien la fulgurance de tempérament des fauves. On le constate, lors du set unique qui durera plus d’une heure, sans interruption . On se laisse porter par ce flux, « une même vague roule sa hanche jusqu’à nous » (Saint-John Perse), un souffle continu semble t-il, aux éruptions plus ou moins brèves, un échange intime, ardent sans être jamais agressif. Cette musique vivante, vécue de l’intérieur et partagée, évolue de climats engagés et percussifs vers des plages de plus intense méditation et même d’apaisement. Elle est portée par des musiciens, lyriques, expressifs plus encore qu’expressionnistes, même s’ils peuvent par moment se hasarder à une certaine abstraction.

En voyant se rapprocher sur le devant de la scène les deux saxophonistes, je songe à cette composition « Vieux Carré » de McPhee, dédiée à Sidney Bechet et Steve Lacy, qu’interpréta au baryton, Lazro, en 2011 à l’occasion du festival Jazz à Part. C’est qu’il faut entendre dans leurs interventions assez symétriques un jeu avec les fantômes, du jazz qui prend le risque de la liberté sans oublier ses re pères, pour faire très vite, Ayler pour McPhee, Coltrane pour Lazro.

L’alliance des passions et des intentions, on la retrouve dans le jeu des contrebassistes. Je connais mieux Guillaume Séguron dont les préoccupations embrassent des champs très divers, cinéma, littérature, histoire, peinture. A la baguette et à l’archet, ou à mains nues, il arrime l’ensemble, discrètement efficace, d’ un tempo souple et sûr. Fidèle à cette musique d’imprévus, privilégiant la qualité d’écoute, ses subtiles interventions réussissent à faire sens. Joshua Abrams, spécialiste du compositeur et saxophoniste Henri Threadgill, privilégierait des formes plus incertaines, en tous les cas, hypnotiques quand il joue du guembri, instrument à cordes pincées des gnawas. Une approche intellectuelle, de déconstruction de l’instrument qui renvoie à cette vision d’une Afrique fantasmée ? Quant au batteur Chad Taylor, rythmicien sans pareil, complice du guitariste Marc Ribot, il tient absolument l’équipage de son drumming ambivalent:  percussionniste et batteur, il joue des timbres, des rythmes qu’il alterne, superpose, redistribue. Parfois, ça swinguerait presque, alors il nous engage dans une danse très chaloupée avant de reprendre vite un martèlement ferme et dru. Il joue aussi du « mbira », piano à pouces du Zimbabwe, qui est aussi connu comme instrument rituel des griots d’Afrique occidentale sous le nom de « sanza ».

Etranger aux frontières de style, s’ancrant dans un passé qui n’en finit pas de passer, ce clan des cinq joue sans savoir ce qu’il va advenir. Et ça fonctionne très bien : on reste sous tension d’un bout à l’autre du set, sensible aux variations de ce noyau brut, de ce diamant aux éclats de free. Ainsi s’entend dans cette musique sans parole, un chant exprimant la colère parfois, la lutte assurément, et aussi la promesse d’une réconciliation.

Sophie Chambon