L’auteur s’embarque avec les aventuriers. Leurs entreprises.
À travers Chicago, 24 avril au 10 mai 2015
 
SONIC COMMUNION [The Bridge #1]
Douglas R. Ewart (instruments à anches, flûtes, percussions, voix)
Jean-Luc Cappozzo (trompette, bugle, flûte)
Joëlle Léandre (contrebasse, voix)
Bernard Santacruz (contrebasse)
Michael Zerang (batterie, percussions)
 

 

Vendredi 24 avril 2015

« Tiens, voilà l’ébouriffé ! », s’exclame Jean-Luc Cappozzo à la vue de l’un de ses guides de haute ville, de bon matin printanier devant l’aérogare. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises : on offre encore le journal L’Humanité sur les vols Air France et, ce jour-là, la direction du quotidien a été confiée à Robert Guédiguian. Dans un billet intitulé Pourquoi il faut créer des moments communistes, le cinéaste explique : « C’est un moment où les individus se réalisent pleinement dans une collectivité dont le projet aboutit. C’est un moment de fraternité, de recréation de la conscience de classe. Bien sûr, la coopération en est l’exemple évident, même dans un environnement hostile. » La question reste posée d’une redéfinition de la « conscience de classe » à l’âge de l’économie de marché bio-numérique, mais Guédiguian a sans doute raison de prendre des accents gramsciens pour évoquer la guerre de mouvement à laquelle nous contraint continuellement une société de flux et de volatilisations, et pour épingler la boursoufflure néo-libérale de l’idée de liberté, reléguant au second plan tous les manquements en termes d’égalité et de fraternité. Et s’il s’agit de redevenir « jeunes, modernes, avant-gardistes », comme par bravade, il faut au moins s’attribuer la liste d’opérations merveilleuses que le dessinateur Grandville listait en long sous-titre de son livre, Un autre monde, publié en 1844 : Transformations, visions, incarnations, ascensions, locomotions, explorations, pérégrinations, excursions, stations, cosmogonies, fantasmagories, rêveries, folâtreries, facéties, lubies, métamorphoses, zoomorphoses, lithomorphoses, métempsycoses, apothéoses et autres choses… Toutes opérations menées ordinairement par les musiciens créateurs au gré de leurs improvisations, par ceux de Sonic Communion, le tout premier ensemble à avoir traversé The Bridge, vers la France, en octobre 2013, et à effectuer à présent son voyage retour, vers Chicago. Imperturbable, n’en pensant jamais moins, Cappozzo joue au mah-jong sur sa tablette, en attendant l’atterrissage et son prochain cigarillo. Vingt ans plus tôt, en 1995, il était déjà venu à Chicago pour s’offrir une trompette, pour jammer quelque peu, et pour guetter Henry Threadgill. Bernard Santacruz, lui, s’y était produit en 2002 avec le trio Vega, aux côtés du guitariste Jeff Parker et, déjà, de Michael Zerang. Continuités. Ce qui continue également, c’est l’absurde contrôle des bonnes ou des mauvaises identités aux frontières, lequel retient plus que de raison un second ébouriffé à la douane de Chicago.

 

 

Samedi 25 avril 2015

En attendant l’arrivée décalée de Joëlle Léandre (et ce sera bien la seule fois que Madame L. suivra le mouvement), on se rend sur le campus de l’Université de Chicago, au Logan Art Center (915 E. 60th St.), pour écouter les sisters de Samana, le premier ensemble entièrement féminin de l’histoire de l’Association for the Advancement of Creative Musicians, qui plus est transculturel : Shanta y joue de la cithare et de la basse électrique, Maïa de la harpe et Ann Ward des claviers. Orient et Occident sont aux mains de quelques Afro-Américaines. Coco Elysses fait mieux que les accompagner aux percussions qui se répandent comme des graines poussées par le vent. Manque à l’appel Nicole Mitchell avec laquelle Joëlle Léandre a précisément enregistré un disque en duo intitulé « Sister Where ». Toutes chantent, vocalisent ou verbalisent. Elles causent autant qu’elles jouent, elles s’égaient. Et Maïa s’enflamme : « In the beginning was the Word. Sisters have something to say about that ! » Shanta invoque le blues et le « spirit channeling ». Ann Ward en profite pour chapitrer sur l’AACM School of Music et les sages-femmes qui y permettent depuis toujours à tout un chacun d’y explorer sa musicalité. Les corps s’animent comme dans une congrégation au fur et à mesure que sont martelés les grands principes de la justice sociale et du travail révolutionnaire. En 2015, on fête en différents lieux d’Amérique du Nord et d’Europe le 50ème anniversaire de l’AACM, et c’en est l’amorce dans la ville-berceau de Chicago, ce sera une liesse, une cérémonie, un charivari… On célèbre la source de musique qu’il y a ici. Une toute-musique comme on a parlé d’un tout-monde. À l’étage du dessous, on va assister à une répétition en espacements et incartades d’une partie de l’orchestre à venir : G’Ra au texte, Iqua Colson, Rita Warford, Dee Alexander, Saalik et Taalib-Din Ziyad au chant, les soufflants Robert Griffin, James Johnson, Edward House, Fred Jackson, d’autres encore, et Adegoke Steve Colson, Harrison Bankhead, Thurman Barker, Reggie Nicholson, Coco Elysees à la section polyrythmique… Sans compter le trompettiste Rasul Siddik et le contrebassiste Leonard Jones revenus d’Europe pour l’occasion. Il y a évidemment Douglas R. Ewart qui, d’ici 48h, officiera dans Sonic Communion. Et le Grand Ancien Joseph Jarman, barbu et chapeauté, amoindri par plusieurs opérations chirurgicales, qui siège au fond et fond en larmes. Le double de musiciens arrive encore dans le bâtiment pour poursuivre sous la houlette de Mwata Bowden. Il en arrive de partout. Il est temps de s’éclipser avant le grand jour, le lendemain.

 

 

Dimanche 26 avril 2015

Le sommet du 4800 S. Lake Park, face au lac Michigan, ayant été réorganisé en Cappozzone, parmi le trésor d’œuvres disparates et bariolées, le plus souvent à la gloire de la communauté/créativité afro-américaine, réuni par notre hôtesse Pamela Jordan, le trompettiste y cuisine un porc aux patates et y reçoit Antonin-Tri Hoang et Samuel Silvant (leur Bridge, le 8ème du nom, s’apprête quant à lui à débuter). Comme à la maison, en Indre-et-Loire. La scène qui suit mériterait à elle seule un tel récit qu’on n’en livrera que des flashs. Au Mandel Hall (1131 E. 57th St. – toujours sur le campus de l’Université de Chicago), vaste salle sépulcrale restée célèbre pour avoir notamment accueilli en 1972 le concert de l’Art Ensemble of Chicago de retour d’Europe, s’assemblent et se désassemblent plusieurs dizaines de musiciens de l’AACM. Alvin Fielder et Sur Abshalom Ben Shalomo. Ari Brown et Chico Freeman. Corey Wilkes et Tomeka Reid. Le dragon d’une culture relève la tête. Une partie du public, de tous âges, est maquillée et défile sous les lambris et les portraits immémoriaux. Un enchevêtrement musical de porches, d’arcades, de coursives, d’escaliers et de balcons en bois fait face à l’antre de la scène. Cappozzo, Léandre, Santacruz, Hoang et Silvant prennent place. Après une ouverture de Maïa dans l’ombre qui n’en finit pas de s’allonger de Kelan Phil Cohran, éminence grise et noire toujours présente, présente depuis 1965, Ernest Khabeer Dawkins dirige implacablement un premier aéropage de solistes/singularités et d’ensemble/solidarité. Unity in Multiplicity. Il y en aura plusieurs. On nomme les ancêtres, on prime les vivants, on s’en remet aux autres dimensions dans une effrontée volière de voix. « This is the song that heals. This is the song that builds. ». Khari B. et Coco Elysses batifolent en rollers dans les allées. La musique est ce forum, parfois congestionné et qu’à cela ne tienne, cette contagion. La salle de concert est cette salle d’attente d’un autre monde. Transformations, visions, incarnations, ascensions, locomotions, explorations, pérégrinations, etc. Il y a d’intenses flottements pendant plusieurs heures d’affilée. Tantôt les musiciens décrochent, tantôt ils débloquent. Ils finissent à presque cent sur scène. Certains prennent le contrôle des opérations le temps d’une structure. L’orchestre, la société passe de main en main. Tout flue avec tant de forces, volet après volet. Toute-musique. Nuit noire.

 

 

Lundi 27 avril 2015

Il en a été décidé ainsi : les premiers jours, Sonic Communion s’acclimatera, à demeure, tandis que l’équipe du 8ème Bridge partira en éclaireur. Le quintette se reforme le temps de quelques effleurements seulement, le temps d’une répétition à la Black Cinema House (7200 S. Kimbark Ave.), en compagnie du vidéaste Marco Ferrari. Dans le bâtiment retapé par Theaster Gates et bardé de bibliothèques et de meubles anciens et modernes à tiroirs et casiers, de portiques, de coffres et de brouettes, la salle superbement meublée cache de plus amples ateliers pour menuisiers, potiers, céramistes, etc. Et s’ameublit encore cet après-midi-là dans un flux de particules de sons et d’images en gestation. Le soir, à la maison, on ne boude pas son plaisir en écoutant Erikah Badu et en faisant des solitaires…

 

 

Mardi 28 avril 2015

Bernard Santacruz est formel, devant le spectacle du trompettiste concentré sur ses passetemps : « Jean-Luc ne joue pas, il gagne. ». Ce matin, on fait une virée dans la classe « World Music » de Meredith Rosamond Aska McBride, au déjà familier Logan Art Center. Les étudiants ont intégré polka, hip-hop, dancehall, musique irlandaise, Santeria afro-cubaine… Il en est une qui arrive les bras chargés de cactus qu’elle dispose sur sa table pour suivre le cours, alors que les musiciens s’installent en jouant, Zerang du tambour à peau et à peine, Cappozzo de la flûte d’ailleurs, Ewart du cor anglais puis d’un didjeridoo en céramique, tordu comme un sarment… Ils règlent la chaleur expressive, se rejoignent, se délaissent et se délassent, sensiblement – pourquoi dit-on « insensiblement » ? Et de même que ça a commencé n’importe quand, ça finit n’importe où, dans le monde. Ça doit être ça, une « world music » : une musique de tous les instants. Discutant avec les étudiants (tandis que l’ébouriffé dessine des lunes et des cratères), les musiciens leur recommandent de prêter l’habituelle pénétrante attention à tout ce qui fait leur environnement, jusque dans ses flottements et ses fluctuations. Rendez-vous bien plus tard au Whistler (2421 N. Milwaukee Ave.), pour une soirée partagée dans le bar à cocktails le plus prisé de la ville. Au second set, le quartette du 8ème Bridge appelle Fred Jackson au saxophone alto, Jim Baker aux claviers, ainsi que Jean-Luc Cappozzo et Bernard Santacruz. Lequel, trop heureux de retrouver le claviériste, ses escarbilles et ses soudures, semble d’abord jouer à un flipper de basse, à quelques portées des javelots que lance au loin le trompettiste. Une fois franchie la colline dégarnie d’un illusoire retour au calme, Baker, Santacruz et Silvant donnent naissance à une section rythmique balbutiante, auprès de laquelle croît Cappozzo. C’est l’heure de l’incandescence et de la frénésie : les quatre saxophonistes entrelacés (Fred Jackson, Antonin-Tri Hoang, Ernest Khabeer Dawkins et Mars Williams), atteignent des sommets où le téméraire Williams plante son ténor. Grands mouvements que rattrape Santacruz avec le filet à papillons ou à dragons de sa contrebasse, pour les ramener à bon port.

 

 

Mercredi 29 avril 2015

Sonic Communion au complet, invité par le batteur Dana Hall au Recital Hall de la DePaul University (804 W. Belden Ave.), décide sous l’impulsion de Joëlle Léandre de se produire en formation 3-2-4-1, un peu comme à Paris en octobre 2013, au début de la formation. En premier lieu, un trio de sillons et de ricochets entre les deux contrebassistes et le batteur. Ensuite, un duo entre les deux soufflants qui refusent de souffler, Douglas R. Ewart s’emparant d’une baguette-heurtoir comme d’une tringle ou d’un sceptre, pendant que Jean-Luc Cappozzo se contente de faire couiner sa sourdine dans le pavillon de sa trompette. Ewart passe à la flûte, Cappozzo aux friselis, crachotements et grognements. On assiste à la naissance et à l’extinction des souffles. Puis, un quartette sans percussions : sur les dalles déchaussées des contrebasses, un seul solo de sopranino tonitruant. Quant au solo terminal du batteur, il serre le nœud des crépitements et des recouvrements. Lors de la discussion qui s’ensuit, les improvisateurs s’efforcent d’expliquer comment viennent de s’articuler la mémoire immédiate (réactive, voire hyper-réactive) et la mémoire longue ou profonde (qui sait se saisir du lointain, d’événements éloignés de quelques blocs de temps, ou de tout ce qui peut servir la situation dans le tréfonds de l’expérience). Cela fait, ils reprennent tous ensemble enfin, et se perdent dans des lointains. Ils en seront toujours là, comme s’ils avaient apporté ces lointains avec eux, le soir venu à Constellation (3111 N. Western Ave.) pour leur premier concert « officiel » à Chicago. La musique est océanique, assertions, insertions et insinuations sont des esquifs, toutes les fluctuations sont autorisées. Que cela en passe par un trio azimuté entre le cor anglais et les deux contrebasses, par un quintette rassénéré, par un trio où la trompette bouchée bat le briquet d’une contrebasse (Santacruz) et de la batterie. Le basson passe sa langue sur les lèvres du secret. Le tambour à peau caracole et fainéante. Derrière et devant la contrebasse capitonnée de Santacruz, le haut-parleur-gadget d’Ewart éponge les ardoises de l’improvisé. Tout est joué.

 

 

Jeudi 30 avril 2015

À l’intérieur de la maison ou de la baraque de Comfort Station (2579 N. Milwaukee), au beau milieu de Logan Square, pousse une pelouse. Joëlle Léandre fait mine d’y passer le balai, en attendant le public et l’invité du jour, Lou Mallozzi aux platines pelucheuses. Michael Zerang a retrouvé sa valise d’ustensiles, égarée et récupérée par une quelconque compagnie d’aviation, et les éparpille sur sa caisse claire transformée en caisse de résonance. Trio moléculaire Cappozzo, Ewart et Mallozzi. Quartette moléculaire Léandre, Santacruz, Zerang et Mallozzi. Quand le sextette se forme au couchant, il gourmande une mélodie, romantique à souhait. Douglas R. Ewart est enchanté, et entrevoit quelques Mighty Diamonds, tandis que Lou Mallozzi diffuse d’incalculables voix dénombrant d’occultes proportions. Il y aura tellement plus de bruit au restaurant que les musiciens converseront en hurlant de l’écologie sonore pour couvrir le tapage.

 

 

Vendredi 1er mai 2015

Ce jour-là est off, May Day, et Joëlle Léandre en profite pour faire les courses, pour négocier les prix, pour feindre un esclandre. Elle donne des noms aux salades qu’elle improvise, telle « Gitane dans les prés ». Pendant ce temps, Jean-Luc Cappozzo et Bernard Santacruz errent dans les rues avant près du « Pink Hotel », l’immeuble fuchsia de Michael Zerang. Dîner des 5 de Sonic Communion / Food Communion. Grande camaraderie. Pendant la nuit, un tremblement de terre d’une magnitude de 4,2 sur l’échelle de Richter secoue la ville – sans doute une réplique au massacre de Haymarket Square dont furent victimes, en mai 1886, les travailleurs qui manifestaient pour la journée de huit heures… May Day.

 

 

Samedi 2 mai 2015

À 14h, la Galerie Corbett vs. Dempsey (1120 N. Ashland Ave.) est gorgée de soleil et des œuvres de Keiichi Tanaami et de Charline Von Heyl. Joëlle Léandre y donne un concert en solo, et même cinq. Au cours du premier, la soliste, décidée à livrer immédiatement « ce qu’elle a dans le ventre », se fait tank ou tracteur, aplatissant tout sous la masse marbrée de sa contrebasse. Au cours du second, elle blanchit à la chaux ses grincements de cordes et de cordages, donne de la voix d’outre-tombe, et dans le panneau du sens jamais interdit de l’humour. Vient le temps de causer, de l’année 1976 à Paris et à l’American Center for Students and Artists, boulevard Raspail, des Afro-Américains qu’elle y croisa, tels Bill Dixon, Rashied Ali, Frank Wright ou les Chicagoans Leroy Jenkins et Anthony BraxtonSésames. Lesquels évidemment lui donnèrent un « kick in the ass » et l’encouragèrent : « To be you ! » Elle est là maintenant, à Chicago. Au cours du troisième solo, la contrebassiste tourne autour de quelques brisures, qu’elle dispose à la fin comme les lignes brisées du Yi Jing. Au cours du quatrième, elle passe aux sous-entendus, glisse sur les cordes, les givre, les glace, les cerne d’un chant centrifugeuse, s’arrête net sur une sonnerie complice. Une femme dans l’assistance lui lance alors : « Quand vos doigts commencent-ils à vous faire mal ? ». Réponse : « I’m OK… I GO ! » Et elle y retourne pour un cinquième solo, de claquements, celui d’une horloge qui marquerait toutes les minutes à chaque minute. Quelques heures-minutes plus tard, retour au 9ème étage du Logan Art Center pour un concert en quintette : la musique se lève quand le soleil se couche, et elle se lève au toucher, avec d’infinies précautions. Des précautions sans politesse comme pour cerner la zone de tous les sons. Une fois de plus, Sonic Communion se dissimule dans ses subdivisions (un duo entre Cappozzo et Santacruz, un trio avec Ewart à la flûte, Léandre et Zerang, un quartette sans Santacruz…). Retour vers le silence, sortie de l’interzone, à deux contrebasses. Lors de la discussion qui s’ensuit, Jean-Luc Cappozzo évoque famille et classe ouvrière dans l’Est de la France, sa proximité avec les communautés juives, turques ou yougoslaves, les fanfares-forums qui fleurissaient alors dans chaque cité industrielle, Louis Armstrong là-bas aussi et le premier concert dans une usine de cocagne, une soirée de titans avec les sésames Dizzy Gillespie, Kai Winding, Thelonious Monk ou Art Blakey, l’invitation impromptue et exorbitante de Gillespie à les rejoindre sur scène, l’ARFI en France telle l’AACM à Chicago… Bernard Santacruz évoque la ville d’Alger, la colonie algérienne et les « pouvoirs spéciaux » votés en 1956 pour contrer le F.L.N. Le départ vers les garage bands de jeunesse, dans le Sud de la France, et les chocs cumulés de Kulu Se Mama et du Sacre du Printemps, Sun Ra dans un grand apparat à Marseille au début des années 1970, et l’interminable série de belles rencontres avec les expatriés à temps plein ou partiel que furent Charles Tyler, Denis Charles ou Frank Lowe… jusqu’à Vega, et Sonic Communion. Sésames. Tous les chemins mènent à Chicago. Dans la salle, le public du South Side écoute parler de ces mélanges qui le concernent, le sourire aux lèvres.

 

 

Dimanche 3 mai 2015

On se perd presque dans les couloirs trop fonctionnels qui s’enroulent autour de la salle de spectacle souterraine du Museum of Contemporary Art (220 E. Chicago Ave.), lequel s’est associé au 50ème anniversaire de l’AACM avec un programme intitulé Creative Music Summit. Une trentaine de musiciens, chanteurs et danseurs sont venus ce jour-là donner vie à Sunyata: Towards Absolute Emptiness – comme un opéra de Renée Baker. Ils se divisent sur scène entre un cerveau gauche constitué par le Chicago Modern Orchestra Project de la violoniste, réunissant musiciens classiques et musiciens improvisateurs tels David Boykin et Ben Lamar Gay, et un cerveau droit constitué d’un renfort d’invités improvisateurs dont plusieurs membres de Sonic Communion ou de l’AACM. C’est ainsi que Jean-Luc Cappozzo a pris place à côté d’Edward House (saxophone ténor) et de Steve Berry (trombone), derrière une autre rangée où Nicole Mitchell (flûtes) s’est glissée entre Douglas R. Ewart, Joëlle Léandre et Bernard Santacruz. Bien au centre, devant la bordée de percussions de Dushun Mosley, Art Turk Burton et Coco Elysses, parmi une futaie de sculptures mathématiques qui s’allument et s’éteignent (et dissimulent la chef d’orchestre), sept chanteurs de blanc vêtus (Dee Alexander, Ann E. Ward, Saalik Ziyad et Taalib-din Ziyad, de l’AACM ; Yoseph Henry, Rae Myra Hilliard, et la star montante du gospel Dwayne Lee) prennent des poses hiératiques, à peine moins hiératiques que les très lents mouvements de deux danseuses fantomatiques en fausses robes de mariée… « I’m the boss ! », avait plaisanté à moitié Renée Baker durant les répétitions, alors qu’elle réexpliquait le bon fonctionnement de ses CCL/FLOW (Cipher Conduit Linguistics), son système de partitions graphiques et de comprovisation censé permettre à toutes et à tous de se diriger (se réincarner ?) à travers le Bardo Thödol ou Livre tibétain des morts. Tout est incertain ici, l’éclairage peut décider de la partition à jouer, qui elle-même peut se lire à l’envers, ou épisodiquement, ou vertigineusement. La volonté du chef d’orchestre, le libre-arbitre des musiciens, des chanteurs et des danseurs, le hasard dans toute sa splendeur, convoquent le ban et l’arrière-ban de l’orchestre-gigogne où les voix s’échangent, s’exaspèrent et s’exaucent, aimantent les cris de la salle, et brûlent leurs forces. Une meilleure traduction du Bardo Thödol donnerait : La libération par l’écoute dans les états intermédiaires. Certainement et incertainement l’objectif des CCL/FLOW, voire de Sonic Communion. Cependant, la journée n’est pas finie, la nuit non plus. Retrouvant Antonin-Tri Hoang et Samuel Silvant, Santacruz et Léandre doivent encore pactiser avec les conspirateurs de la Participatory Music Coalition dans leur tanière du South Side. On laisse le MCA et le centre-ville loin derrière, on roule un temps indéfini sous la pluie battante, on repère le lieu, on entre par derrière, on arrive dans une vaste salle rectangulaire, avec son carrelage damier noir et blanc, que n’occupent qu’une pléiade d’instruments de musique disponibles à l’emploi et le haut autel éphémère conçu par Viktor le Ewing Givens. Sous les longues et lourdes tentures, brûle l’encens et fument les bougies, se pavanent les fleurs. Pour les zélateurs de cette coalition (ce soir-là : Adam Zanolini aux saxophones, à la flûte et au djembé, Xristian Espinoza au saxophone ténor, aux percussions et aux objets, Angel Elmore à la clarinette, aux claviers et au chant, Gira Dahnee au chant et aux claviers, Sura Ramses Dupart aux percussions, Viktor le Ewing Givens au chant et à la danse), l’expérience de la musique ou plutôt de l’improvisation collective est un partage, une offrande et une libération. Elle ne relève que très accessoirement du domaine « artistique ». Ils ne répètent pas vraiment, ne donnent pas exactement de concerts, n’enregistrent pas précisément de disques : ils se produisent, à huis clos le plus souvent, et celles et ceux présents doivent participer d’une manière ou d’une autre. Chacun entraîne l’autre dans cette danse des corps et des esprits, aussi claire que confuse. L’expérience est concluante au moins pour Bernard Santacruz à qui l’on a prêté une basse électrique et qui sautille, les pieds joints, comme à ses débuts dans les garage bands.

 

 

Lundi 4 mai 2015

En route vers la Black Cinema House, les musiciens se portraiturent allégrement en papyphants. Dans la salle de projection d’âge indéterminée, vite plongée dans le noir, ils retrouvent le vidéaste Marco Ferrari et deux special guests : Yaw Agyeman au spoken word et Khari Lemuel au violoncelle. Comme souvent en pareil cas, le flux des sons appelle le flux des images, à la gloire des associations d’idées, des juxtapositions d’omoplates, de bassons, de plates-formes de forage… L’improvisation comme inventaire. Il n’y a bientôt plus que les traits de l’alphabet morse ou d’un tirage du Yi Jing, des voies ferrées, des yeux qui se ferment dans des forêts qui s’ouvrent au regard… « Release your juju », nous encourage la voix, souvent impérative, « Use your words ». Santacruz et Zerang fournissent bois et charbons. L’endiablement est donc possible. Il est difficile de ne pas être obnubilé, de se détacher, et donc de se rattacher, de ne pas perdre la trace. Le différentiel entre le son et l’image tient peut-être à leurs vitesses respectives : à quelle vitesse s’associent les idées, à quelle vitesse prennent-elles ou ne prennent-elles pas le temps de se former, de s’interpénétrer, quand on écoute, et quand on voit ? Dehors, d’ailleurs, on a cru entendre une fusillade. Les nouvelles le confirmeront le lendemain. Qu’à cela ne tienne, Ewart, Cappozzo et Santacruz prennent la direction du Beat Kitchen (2100 W. Belmont) où les Extraordinary Popular Delusions (Mars Williams, Jim Baker, Brian Sandstrom et Steve Hunt) reçoivent du beau monde, dans l’arrière-salle poisseuse aux murs carrelés comme dans le métro parisien : non seulement eux, mais Antonin-Tri Hoang et Samuel Silvant, et le tromboniste Wolter Wierbos, en visite des Pays-Bas, qui s’étonne de voir le claviériste ployé sur ses claviers. Dix hommes dans tous leurs états, plutôt forgerons que ferronniers. Leur tempête, lame de fond devant, lame de fond derrière, est aussi une orgie et un brouillard à couper au couteau. Cappozzo tente l’harmonie municipale avec « Bas Loche ». Par miracle frétille la flûte seule d’Ewart. Mais on surnage.

 

 

Mardi 5 mai 2015

Douglas R. Ewart fait guide de bon matin au DuSable Museum of African American History (740 E. 56th Place) qui propose une exposition, des documents d’archives surtout, sur le demi-siècle de l’AACM : Free at First : The Audacious Journey of the AACM. Parmi mille artefacts, photos, flyers, posters, programmes, articles et entrefilets, on prend le temps de regarder Closeness, le bouleversant documentaire réalisé par Danilo Parra sur Kalaparusha Maurice McIntyre à la fin de sa vie, après tout ce que le saxophoniste aura enduré. Misère et merveille coexistent douloureusement dans un seul destin comme un mauvais sort, qui ne parle que pour lui-même et qui parle pour tous : « That’s not a horn, it’s a starvation box ». Pour s’en remettre, on trouve refuge dans un restaurant trinidadais où l’on fait semblant d’avoir faim. Le corps rappelle toujours à la vie. Les musiciens doivent ensuite se rendre dans la classe de William Faber, le Chicago Studies Workshop, au Gray Center for Arts & Inquiry (5801 S. Ellis Ave.) de l’Université de Chicago. La salle de cours ressemble à un atelier d’artiste qu’encombre la sculpture colossale d’un pistolet incrusté de crânes (celui qui a servi la veille au soir, lors de la fusillade ?). On y suit des exposés sur la coalition entre Afro-Américains et Latino-Américains en faveur de la candidature de celui qui devint dans les années 1980 le premier maire noir de la ville : « Contested Constituency: Latino Political Consciousness and Identity Formation in the 1983 Chicago Mayoral Election of Harold Washington ». Un autre sur l’irrémédiable gentrification de Logan Square, quartier où se produit régulièrement Sonic Communion lors de ce voyage : « A Qualitative Study of Desires to Move To and Stay In the Neighborhood ». On questionne. Retour au Whistler pour une seconde soirée partagée. Le quartette du 8ème Bridge s’est encore une fois occupé du premier set, mais il accueille de nombreux invités pour le second, et ses membres n’hésitent d’ailleurs pas à leur céder la place. Avec eux, il y a d’abord Ed Wilkerson (saxophone ténor), Douglas R. Ewart, Bernard Santacruz et Michael Zerang. Le contrebassiste, en appétit, étreint et embrasse l’ensemble de leurs interactions, il est partout à la fois, à peine tempéré par un cor anglais insinuant et des percussions sur ressorts. C’est Wilkerson qui se charge de la transition en prenant le plus enveloppant des solos, tout en rondeurs et en vapeurs. Il tire des draps de sons sur la salle cramoisie et cela inspire à Zerang un mode furtif de jeu qui ne laisse passer que le sopranino de Williams venant égratigner le ténor statuaire. Pour la dernière improvisation de la soirée, restent Santacruz et Wilkerson, auxquels s’ajoutent Silvant, Nick Mazzarella (saxophone alto), Keefe Jackson (saxophone ténor, clarinette basse) et Jason Stein (clarinette basse). Les escarpements littéralement rocheux de tous ces instruments à vent font sur scène comme un relief de montagne. Si Stein s’engouffre entre les cols, comme il sait faire, Jackson tend plutôt la perche à Silvant pour marauder avec lui. Mazzarella attend son tour pour s’entourer des deux clarinettistes et pénétrer dans une faille. Feu de clarinettes et de cymbales, fleuve de métal en fusion. Une femme très belle s’est mise à danser.

 

 

Mercredi 6 mai 2015

Grâce à des amis d’amis et à l’association The Arts Palette, on entretient le malentendu. Au 25ème étage du Virgin Hotel (203 N. Wabash), parmi les gratte-ciels échassiers du centre-ville, il est rare d’entendre de la musique improvisée. Personne n’a vraiment compris ce qu’il se passait et pourquoi nous étions là, dans ce bar écarlate aux fauteuils écarlates tenu presque secret entre les baies vitrées : il fallait prendre un premier ascenseur vers le 10ème ciel, puis un autre vers le 25ème, traverser cercles, couloirs et corridors pour accéder à l’endroit, ou à l’envers. Devant quelques consommateurs égarés, les musiciens étourdis jouent le jeu, le temps d’un set seulement. Le gérant dantesque au costume mauve, sous sa coupe de cheveux digne de celle de David Lynch, n’apprécie guère qu’ils s’interrompent alors que la salle commence peut-être à se remplir. On repasse vite de l’autre côté du rideau et du miroir, au niveau de la mer ou du lac. On aura essayé, ça aussi.

 

 

Jeudi 7 mai 2015

Pendant la journée, séance en studio avec Jim Baker, Bernard Santacruz et Samuel Silvant. Après l’incontournable tajine aux pois chiches du Lula Café, sur Logan Square précisément, on monte à l’Elastic (3429W. Diversey Ave.) où un tirage au sort est effectué entre les 14 musiciens présents dans la salle, selon une méthode vieille comme le monde (et prisée par Derek Bailey).

  • Quartette Cappozzo & Zerang + Josh Berman (cornet) & Jason Roebke (contrebasse) : de répercussions en répercussions, les éclats deviennent des réfractions, les projections des miroitements. La grâce vient donc avec le trouble, et le retour onctueux aux souffles, aux flottements et aux frottements.
  • Quartette Ewart & Santacruz + Dave Rempis (saxophones) & Samuel Silvant (batterie) : ici, il s’agit davantage de s’infiltrer sans ciller entre les éclairs, de toiser ce qui jaillit sans retenue, et d’en finir.
  • Quartette Zerang + Antonin-Tri Hoang (saxophone alto), David Boykin (saxophone soprano) & Jim Baker (piano) : de l’élégance mais aucune affectation, aucune ostentation, jusque dans les débuts de cavalcades, vite abrégées. Musique qui remonte le cours du fleuve et de quelques hantises, et se suspend à la tringle du silence.
  • Quartette Cappozzo & Léandre + Josh Berman & Jason Roebke : on reprend presque les mêmes et on ne recommence pas tout à fait. À la place des promptitudes, il y a des mouvements de pièces d’échiquier. Dans l’improvisation, l’art de l’arrangement et celui l’engagement communiquent. Il y a des passages secrets.
  • Trio Léandre & Santacruz + Joshua Abrams (contrebasse) : les allumettes des trois contrebasses feutrées, froncées, diseuses d’ombres, s’allument et éclairent un monde de passations de pouvoirs ou plutôt de puissances. Les écorces respirent. La voix de Madame Léandre sort bientôt de sa tanière de bois et de cordes, diseuse d’ombres ou sombreuse.
  • Quintette Ewart (au cor anglais et au basson) & Cappozzo (à la flûte autant qu’à la trompette) + Katie Young (basson), Jim Baker & Joshua Abrams : les manœuvres dilatoires sont exquises, vraiment, tout tourne autour et s’éloigne. Les deux bassons ont les poumons de l’errance.
  • Quintette Santacruz + Antonin-Tri Hoang, Dave Rempis, Joshua Abrams & Samuel Silvant : parce que les improvisateurs ont nécessairement le goût du paradoxe, tout dévisse et vole en éclats. Le ténor de Rempis souffle sur la braise et la glaise des rythmes. Tout dévisse, lévite, puis plane à la surface des eaux démontées.
  • Trio Léandre + Antonin-Tri Hoang & Katie Young : les cendres sifflent, saviez-vous, ces faiseurs de sons, d’essaims de sons en formation, glissent le secret des passages à vos oreilles – rebuffades.

 

 

Vendredi 8 mai 2015

Après l’orage et les incontournable tikil gomen et doro wat à l’Ethiopian Diamond, où nous dînons en compagnie de Lou Mallozzi, où nous croisons Kelan Phil Cohran qui y donne de la harpe et du mythe tous les vendredis soir, et dont c’est d’ailleurs l’anniversaire, nous bifurquons vers la salle de concert et d’enregistrement de l’Experimental Sound Studio (5925 N. Ravenswood Street). La première composition très spontanée et très étendue de la soirée s’ouvre sur les crissements méthodiques de Michael Zerang sur sa caisse claire carrossable. Cappozzo a bouché et colmaté sa trompette, Léandre et Santacruz font rauquer leurs contrebasses, Ewart ronronne dans son cor anglais. Il y a comme des rumeurs de forge. La musique métallique s’étire en passant entre plusieurs duos successifs, comme entre deux cylindres d’axes parallèles et tournant en sens inverse : d’abord la trompette et la batterie qui se cramponnent l’une à l’autre ; puis les voix piquées au vif d’Ewart et de Léandre ; enfin les contrebasses qui se tiennent en embuscade. Il faut attendre longtemps pour que Zerang intervienne et harponne un rythme… et reste seul avec lui. Les autres n’ont pas embrayé et ils ont eu raison. C’eût été trop facile, trop réactif. Ewart mastique un sermon plutôt, jusqu’à ce que s’entortillent autour de lui dix mille bruits qui confinent à l’électronique, avec une exceptionnelle clarté d’exécution. Passé ce cap, la seconde pièce, nettement plus courte, est tout entière un saisissement. Ewart (au sopranino) et Cappozzo s’épaulent, profitant du parfait équilibre des masses d’un quintette en confiance.

 

 

Samedi 9 mai 2015

Comme toujours, Patric McCoy a dressé la table, préparé le banquet, chez lui, en face de chez Muddy Waters, à Diasporal Rhythms (4346 S. Lake Park). Sur les coups de midi, il reçoit les amis et quelques improvisateurs patentés. Aujourd’hui, Douglas R. Ewart, son complice de toujours, notre intercesseur, Jean-Luc Cappozzo et Antonin Tri-Hoang s’y collent, au milieu des milieux, de l’art qui recouvre les murs, le plancher et le plafond. « A symphony of visual experiences », précise McCoy. La musique commence sans prévenir, comme si elle était elle-même un autre convive, les trois hommes collectent les souffles. Pendant ce temps, tout le monde écoute et s’occupe, écrit, dessine, tels Arthur et Aisha Wright épiant les mouvements visibles et invisibles des improvisateurs. Dans la musique, il y a des amorces, des obstinations, des absences, des apartés – et un cor qui enjambe les silences… Commentaire laconique d’Ewart : « We just found interesting regions ». On redémarre. Le trompettiste joue le blues, joue des airs, joue désert. Un désert masse les consciences. Il fait presque nuit quand on arrive dans une rue presque déserte, au nouveau Transitions East (2548 E. 83rd Street) où la Participatory Music Coalition a élu domicile : littéralement une devanture, une storefront church, dans l’esprit afro-diasporique et vegan des deux centres culturels fondés par les Hébreux noirs du South Side qui portèrent successivement ce nom-là dans les années 1970. Health Lounge ou Juice Bar, ils accueillirent souvent les séries de concerts et les festivals de l’AACM. Le troisième du nom, celui de 2015, est encore une galerie d’art, une salle de spectacle, une salle de cours et une salle à manger. L’un n’empêche surtout pas l’autre. Viktor le Ewing Givens s’est occupé du set design avec des étoffes de couleur orange, de couleur rouge, de couleur noire qui masquent tout, et qui changent encore de couleur avec le clignotement des projecteurs installés dans les angles. La basse et la batterie à disposition sont celles de Malachi Favors Maghostut et de Famoudou Don Moye. Quand il est l’heure, la salle se déverse sur la scène où craque un big band qui se referme sur Hoang, Cappozzo, Santacruz et Silvant… Il faudra tirer son épingle du jeu. Certains sont habillés comme pour le carnaval, d’autres sont torse nu, avec les plateaux de la balance tatoués au-dessus du nombril. Sun Ra serait fier. Ça joue la musique de l’enfance du monde, et il est bon de se dire que cela se passe dans l’un de ces territoires réputés désertés. Une conscience masse les déserts. Tard dans la nuit, Harrison Bankhead se glissera pour récupérer sa contrebasse, et Douglas R. Ewart entraînera les rescapés dans un bar de quartier, un rade de science-fiction du type de ceux qu’en France on appelle Café de l’univers. Sun Ra aurait apprécié.

 

 

Dimanche 10 mai 2015

À Chicago, on dit au revoir aux alouettes qui nidifient sur les vérandas, en attendant que Bernard Santacruz ait fini sa séance de jeu avec Keefe Jackson et les amis du 8ème Bridge à Pilsen. Dès qu’on arrive au Woodland Pattern Bookcenter à Milwaukee (720 E. Locust St.), après la route désespérément plane au bord de laquelle godillent quelques granges gigantesques infiniment plus mystérieuses que ce château en carton-pâte ou cette usine couturée de canalisations, on ne perd pas de temps pour se perdre entre les rayons et les rangées de livres. Sherman Alexie, l’auteur Cœur d’Alène, sort grand vainqueur. Dehors, un zonard promène Banjo, qui pisse toujours sur le même arbre devant la librairie. L’un et l’autre sont la réincarnation de Richard Brautigan. Dedans, dans la troisième salle en enfilade, celle des expositions et des concerts de l’Alternating Currents Live Music Series, il y a des boîtes-objets de Josie Osborne qui contiennent très peu de choses, quelques billes, quelques plumes, quelques coupures de presse. La musique s’en inspire-t-elle ? D’abord très éparse, éparpillée même, elle tient les rênes de l’écart, du grand écart. Ewart et Léandre donnent de la voix comme on parle pendant son sommeil, tandis que Zerang semble plastifier ses peaux et ses cymbales, et que Cappozzo et Santacruz brouillent les pistes. Ils se croisent à peine, rebiquent immédiatement. Cappozzo tient sa trompette d’une main et cabriole de l’autre, pointant du doigt l’envol d’un panache de sons, tel Aero, le personnage multidirectionnel que notre hôte, Hal Rammel, dessine depuis tant d’années. Dans le public, Russ Johnson suit du regard. Sur le pas de la porte de la musique, Santacruz raccompagne Ewart qui parle d’économiser l’eau, qui dit encore : « In the shadow of tranquility, in the sunshine, living in the sun… Become a true revolutionary and initiate peace within... ». C’est tout pour cette fois. Demain, on rentre. Sonic Communion vous donne rendez-vous à Météo, au Mulhouse Music Festival, le 27 août 2016. Et au-delà.

 

Alexandre Pierrepont