ANTICHAMBER MUSIC AU TAQUIN

Alexia Pujol

C’était un beau voyage.

Je me rendais en cette soirée de février au Taquin, un bar à Toulouse où se produisait un groupe dont je n’avais jamais entendu le nom : The Bridge – Antichamber music. Ce groupe réunit quatre musiciens au langage commun : Claudia Solal (voix), Katherine Young (basson), Benoît Delbecq (piano) et Lou Mallozzi (platines). Je m’attendais et étais quasiment persuadée que ce soir, j’allais écouter du jazz. Puis en entrant dans cette petite salle à faible luminosité, bondée de personnes de tout âge, et en orientant mon regard vers cette scène peu large occupée par ces instruments ; mon opinion de départ commençait peu à peu à se modifier.

La première chose sur laquelle mon regard se dépose, c’est ce piano à queue grand ouvert, noir luisant où se trouve à l’intérieur, des objets en bois (on dirait des baguettes) qui pince les cordes, peut être… Grâce à ses éléments-là, je comprend vite que le jazz n’est pas au rendez-vous ce soir. Tranquillement, je continue d’observer ce qui est là, ce qui, pour l’instant, ne bouge pas. Je vois ce basson de couleur brune qui repose verticalement sur son support, un verre d’eau à côté, des anches différentes, ça m’intrigue. Puis ces platines électroniques sèment le flou total en moi, je me pose de plus en plus de questions sur ce qui va être présenté ce soir. C’est 21 heures et des poussières, le présentateur monte sur scène et ouvre ce concert en nous apportant plus d’informations sur ce groupe. J’apprends que ce quartette franco-américain se produit une première fois à Chicago en novembre 2015 en faisant vivre le recueil de poèmes anglais de James Joyce autour de l’improvisation. Cela fait maintenant six ans que les musiciens alternent les tournées entre la France et Chicago. La présentation se clôture, les applaudissements retentissent et accueillent les musiciens qui montent un à un sur scène et s’installent à leur place respective. Un sourire se dessine sur mon visage lorsque je lis sur les lèvres de la chanteuse « oh la vache ! », très probablement en lien avec le monde présent ce soir. Le silence s’installe peu à peu, je me tiens droite, mon visuel se rétrécit à la taille de la scène et je suis dans l’accueil de ce qu’il va se produire.

Le voyage commence et c’est la surprise. Le piano ouvre le concert. Il joue seul et enchaîne les notes, les harmonies qui, pour sûr, ne sonnent pas « classique ». Dès lors, je me sens bercée par cette mélodie étrange, sans mesure régulière. Puis me percute l’entrée de la chanteuse avec ses onomatopées chantées, j’ai le regard qui s’ouvre d’étonnement. Premièrement, je me sens inconfortable, mon mental me chuchote « Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ? ». Le basson et les platines entrent dans la danse, avec des sons particuliers. Le bassoniste utilise son instrument d’une façon très intéressante, c’est comme un jeu. Son souffle est séquencé par moment et puissant à d’autres tandis que ses doigts cognent et frétillent sur les clés. Je remarque également que la position de sa bouche sur la anche change. Elle alterne entre lèvres pincées et relâchées, joues plus ou moins remplies d’air, il lui arrive même d’entrouvrir la bouche, laissant sa langue sous le bec, et d’agiter la tête de gauche à droite. Aux platines, Lou Mallozzi joue avec la superposition des sons. J’entends le bruit d’un klaxon sur des portes qui grincent, ou alors des rires d’enfants sur des bruits sourds de fer.
Je ne sais plus où donner de la tête, mes mouvements oculaires s’agitent pendant que mes oreilles essaient d’être focalisées sur chaque musicien. Par dessus tout ça, j’entends le brouhaha des mes camarades qui s’interrogent à voix haute, je détecte des rires, des regards perdus… Je me sens partir dans un tourbillon d’inconfort jusqu’au moment où l’intensité des sons redescend peu à peu. Claudia Solal se retire du devant de la scène pour attraper un livre posé sur un pupitre. Elle le regarde, le touche, puis l’ouvre. Mon état interne s’apaise, je me réjouis car je me dis qu’elle va nous lire une histoire, ajouter de la structure. Sa bouche s’ouvre et le premier mot sort, c’est un texte en anglais. J’apprécie l’intonation qu’elle utilise, c’est une voix claire, elle envoie le son devant elle, elle articule et il y a du mouvement dans son corps. L’inconfort que j’avais il y a quelques minutes est derrière moi. Je prend une grande inspiration en accueillant ce que m’offre les artistes et j’expire en laissant apparaître un léger sourire. Je comprend que ce texte parle d’amour profond, avec une description d’un paysage calme et serein. J’ai réellement l’impression d’entrer dans ce paysage, c’est une vallée avec des collines à l’herbe verte scintillante, des fleurs… Tout en étant bercée par ce langage amoureux. La chanteuse repose son livre et passe la parole au piano, puis au basson. Chacun fait son solo avec le soutien permanent des autres musiciens en fond. J’apprécie la manière dont ceux-ci jouent avec l’intensité du son, il y a certains moments où j’ai l’impression que la tension ne va cesser  de monter. Par exemple lorsque la chanteuse et la bassoniste jouent avec leur souffle. Claudia Solal enchaîne les onomatopées (« Ah ! » ; « Oh ! »…) comme si elle allait atteindre une jouissance extrême accompagnée du basson qui accélère son souffle, le coupe, l’intensifie, joue avec les clés. L’apogée de la tension se fait quand la chanteuse passe en voix de sifflet et à ce moment-là, je ne sais plus si c’est réellement sa voix ou le son d’un instrument. Je suis bouche-bée. Après la tension vient la détente avec quelques fois, des moments de silence où seul le son des platines est présent. De temps en temps, le piano rajoute une note ou deux, la bassoniste en profite pour mouiller sa anche dans son verre d’eau et la chanteuse observe avec bienveillance ses compagnons de route et le public. Je vis ça comme un moment de grâce et sacré.
De temps en temps, j’élargis mon champ pour observer la réaction des personnes présentes. Je vois certains groupes qui parlent entre eux, des visages un peu crispés. Tiens ! Une personne quitte la salle, a-t-elle un rendez-vous ou n’est-elle juste pas satisfaite du concert ?
Je regarde l’heure pour la première fois, 22h16. C’est sûrement bientôt la fin. Je me recentre et repose toute mon attention sur le groupe. Les moments de tension et de détente continuent de s’enchaîner mais tout de même avec plus d’étirement, de calme. Les dissonances sont toujours là, mais c’est comme l’image du train qui s’éloigne sur la voie ferrée et devient de plus en plus petit. J’ai la sensation que les musiciens commencent à clôturer. La bassoniste ralentit le rythme et ses temps de silence sont plus longs, le son électronique des platines s’estompe peu à peu en decrescendo, le pianiste joue de moins en moins d’accords. Quant à la chanteuse, je me laisse transporter par ses derniers « Oh ! » et « Ah ! », très aigus, sa voix est pure et ronde, elle s’épure également en decrescendo. C’est une douceur pour mes oreilles, encore ici, je ne sais plus si c’est encore sa voix ou si elle vient d’ailleurs. Sur scène, plus personne ne joue, elle s’est arrêtée de chanter et je vis pour la deuxième fois, un moment sacré. Je goûte avec émotion cet instant où la musique plane encore dans la pièce, elle perdure encore un peu dans l’espace et flotte à l’intérieur de mon corps. Je trouve délicieux de constater que même autour de moi, mes camarades se sont tus. J’applaudis en prenant le temps de regarder chaque musicien avec gratitude, je souris de l’extérieur comme de l’intérieur d’avoir reçu ce cadeau. Mes amis et moi sortons du Taquin, les avis sont mitigés mais moi, je sens encore les marques du sourire sur mon visage.

En rentrant chez moi ce soir-là et durant les jours qui ont suivi, de nouvelles informations sont montées en moi. Avec du recul, le groupe The Bridge m’a, pour le coup, vraiment renvoyer l’image du pont. En allant les écouter, je m’engage sur ce pont sans savoir ce qu’il m’attend au bout, ni durant la traversée. J’ai réellement vécu cette expérience comme un voyage sur ce pont, reliant l’Amérique et la France, rempli de créativité, de surprises et couronné d’une profonde sincérité.